— Par Michèle Bigot —
La « Compagnie Nomade in France » a offert son nouveau spectacle Murs à la Comédie de Saint-Etienne, qui en a la primeur. Un bel avenir est promis à ce spectacle, mais les stéphanois ont pu bénéficier d’une longueur d’avance, dans la mesure où il est co-produit par la Ville du Chambon-Feugerolles et que la compagnie est conventionnée par la région Auvergne-Rhône Alpes. Ajoutons à cela que Abdelwaheb Sefsaf est un pur produit de l’Ecole de la Comédie de Saint-Etienne, dont il représente une éclatante réussite. Les festivaliers d’Avignon le connaissent déjà puisqu’en 2011 il a participé à la pièce Quand m’embrasseras-tu ? qui fut l’un des coups de cœur du Off. Et la saison dernière, il a fait un tabac dans le Off au Gilgamesh avec Médina Mérika. Sa nouvelle création est dans le même esprit, celui qui consiste à cultiver le rapprochement entre Théâtre et Musique. Abdelwaheb Sefsaf s’est fait connaître sur la scène musicale en tant que leader du groupe Dezoriental en 2004. Depuis, il mène en parallèle sa carrière de comédien et de metteur en scène. Il se spécialise dans un genre dramatique qu’il nomme volontiers « tragi-comédie musicale ». Les accents orientaux de sa musique, la présence du groupe de musiciens sur scène (piano, guitares, percussions etc.), son chant profond et les danses qui l’accompagnent confèrent un rythme soutenu à la composition dramatique et en soulignent l’intensité. La musique, le chant, la danse font le spectacle au même titre que le texte poétique, la lumière et la scénographie. La mise en scène vise un spectacle total et parvient à communiquer son énergie et ses puissants affects à un public vite conquis. Rarement spectacle théâtral aura été autant communion au sens le plus strict du terme. Une fièvre se communique dans les rangs aux accents de la poésie dramatique associée à la musique.
Son moindre mérite n’est pas de s’emparer à bras le corps des thématiques les plus brulantes de l’actualité, de manière simple et frontale, sans fausse pudeur, sans euphémisme, mais avec une force de conviction surprenante : quoi de plus urgent pour le monde moderne que cette question des murs qui se dressent partout (y compris en France) pour séparer les hommes, et reléguer la misère dans des ghettos d’où elle n’est pas censée sortir ? en même temps, quoi de plus difficile à traiter, sans verser dans le documentaire ni le pathos absolu ? Comment toucher au plus juste, sans faire de concession sur le fond ? On a vu précédemment comment Dieudonné Niangouna s’y prenait avec Nkenguegi pour représenter sur la plateau la tragédie des migrants perdus en Méditerranée. Formidable plasticité du théâtre ! Tout est à réinventer à chaque fois. Les deux metteurs en scène ont en commun un intense travail sur la langue, une confiance totale accordée à la poésie. Mais leurs tonalités et leurs formes sont singulières. Là où D. Niangouna mise sur la puissance du tableau et la force évocatrice du verbe, A. Sefsaf mise sur l’ironie et la musique. Efficacité garantie ! C’est un effort similaire qu’on trouve dans la dernière création d’A. Mnouchkine, qui, elle, mise plutôt sur le grotesque, voire la farce.
Tout est possible, mais ça fonctionne plus ou moins ! Chez A. Sefsaf, ça fonctionne à plein régime ! Pas de temps mort. Concentration, efficacité maximale ! De l’intensité de part en part et sur tous les modes. La structure du spectacle est audacieuse : on peut parler d’un montage cut et musical, soutenu par la vidéo. Le texte passe du plan général très documenté (énumération de tous les murs existants, leur coût, le nombre de morts qu’ils ont provoqués, images vidéos à l’appui) au drame particulier voire intime : un couple mixte qui se débrouille tant bien que mal avec le racisme ambiant : on rit, on sourit, on sympathise. Et puis arrivent les moments de pure tragédie : l’histoire de ce gitan poursuivi par les nazis, expulsé par les autorités suisses, qui va de camp en prison, s’évade, est repris, est condamné à mort après une parodie de procès. Le comédien nous propose de partager sa dernière nuit, dans le noir du plateau : moment de grande angoisse, et de grand silence. Ce va-et-vient thématique, est lié par le chant, la danse et la musique instrumentale. Pas besoin d’une intrigue pour faire cohérence. Le mode d’écriture est celui de la broderie, on aimerait dire de la « macédoine », s’il n’y avait là un jeu de mots douteux relatif aux murs construits dans ces confins de l’Europe.
Le dispositif scénique est sobre et varie peu. Il se présente en deux temps : premier temps, deux tables disposées de façon symétrique sur le front de scène, et en arrière-plan deux plateaux pour les musiciens. Les comédiens évoluent en front de scène : ils échangent, ils chantent, ils dansent. Côté cour : un homme, côté jardin : sa femme. Un couple (elle est juive, il est musulman) et ils échangent des plaisanteries douces amères sur la barmitsva de leur fils.
Deuxième partie de la pièce : les musiciens sont réunis au centre sur un unique plateau, les comédiens évoluent autour. Le sol est jonché de toiles plastiques, censée donner une idée du no man’s land qui entoure les murs. Le rythme et les accents de la musique, l’intensité de la lumière épousent les contours du drame. Mais au-delà de tout, la grande harmonie, c’est cette formidable ironie qui sauve le propos du pathos, l’ancre dans le crédible, lui confère sa force de conviction. Ne serait-ce que ce prologue hilarant, qui énonce une série de recommandations pressantes : comment réagir en cas d’attaque terroriste ? Sur un fond d’écran les dessins exemplifient les comportements adaptés ! Et là, on s’aperçoit que c’est un tissu d’absurdités, totalement inutiles, voire grotesques. L’idéologie sécuritaire en prend un coup d’entrée de jeu. Au début les spectateurs croient que c’est du sérieux. Ils sont tendus, attentifs, dociles. Peu à peu l’ironie pointe, puis le grandguignolesque. La note dramatique se dégonfle comme une baudruche. On prend conscience que rien ne saurait nous protéger : le seul résultat de la surenchère sécuritaire sera de manipuler l’opinion et d’amputer les libertés. La vie de l’esprit reprend ses droits et le théâtre a bien rempli sa mission.
Sous ses airs modernistes, le théâtre d’Abdelwaheb Sefsaf renoue avec la tradition du théâtre grec : c’est le théâtre de la cité, l’appel à la réflexion des citoyens, un théâtre essentiellement politique, qui pour autant ne renonce ni à la musique, ni à la danse ni au chant. On aura compris qu’on ne parle pas ici de « la » politique, mais « du » politique. Le rire et l’angoisse s’invitent à la fête, mais on en ressort ragaillardi pour un joli moment !
Michèle Bigot