« Murmuration » au Festival de Fort-de-France : des brassées d’images

— Par Selim Lander —

« Murmuration » ? Le terme est insolite. Scientifique et anglais (la traduction savante française serait « agrégation »). Il désigne les nuées d’oiseaux rassemblés par centaines, voire milliers et qui volent de manière parfaitement synchrone, tourbillonnant comme par exemple les étourneaux dans le ciel de France au moment de leur migration, à l’automne. Le titre de la pièce de danse présentée à Fort-de-France après Paris (2023) et une tournée triomphale n’est pas mal choisi, les nombreux danseurs présents sur le plateau étant en effet remarquablement synchrones. Ils sont 45 en formation « réduite » – comme à Fort-de-France, 63 en formation complète – à mouvoir leurs bras à l’identique jusqu’au moment où le bel ensemble se défait, un danseur entame une autre figure, toujours avec ses bras, suivi par un autre et une image se dessine comme lorsqu’un éclair traverse le ciel.

Au départ, donc, il y a une figure dansée/dessinée par l’ensemble du ballet. Les danseurs sont debout, serrés les uns contre les autres, par rangs de 8 ou 10, face au public. Les danseurs des rangs les plus reculés sont juchés sur des tabourets de hauteur croissante de telle sorte que le haut du corps de chacun puisse être clairement sous le regard des spectateurs. Le haut du corps seulement car les figures ne mobilisent que les bras qui s’agitent à la manière d’un robot primitif (roboting), avec des gestes saccadés comme dans la danse de rue nommée tutting, mais en en accentuant le côté géométrique, ou plutôt anguleux, se rapprochant davantage du tetris (inspiré des fresques égyptiennes!) lorsque les mains entrent dans le jeu. Autant dire qu’il n’est pas facile pour un non initié de savoir exactement à quoi il a affaire. Mais cela n’empêche évidemment pas de jouir du spectacle.

De fait, on est impressionné par la merveilleuse synchronicité des mouvements saccadés sur le rythme à huit temps soulignés par les lumières qui font ressortir dans des teintes fluo (rouge au début puis bleu, etc.) les seuls bras des danseurs vêtus de noir sur la musique de TRex conçue spécialement pour la circonstance.

Mais le mérite revient d’abord au chorégraphe, Sadeck Berrabah, né à Forbach il y a 35 ans, qui fit divers métiers dont celui de maçon avant de découvrir le hip-hop jusqu’à devenir aujourd’hui une célébrité appelé par des vedettes du show-biz – Shakira par exemple – pour diriger leurs clips. Quant à Murmuration qui a tenu 3 mois d’affilé à Paris lors de sa création au printemps 2023 (1) avant de partir en tournée dans les Zéniths de France, son succès ne se dément pas.

Même si les tableaux avec les danseurs alignés, parfois dirigés par un « chef d’orchestre », jouant seulement des bras sont les plus spectaculaires, le chorégraphe s’est efforcé de varier un peu sa pièce. Le groupe parfois se défait : avec les bras de quatre danseurs on peut dessiner un carré qui se déplace dans l’espace, avec six danseurs, un pentagone… Pendant l’intermède, peu de temps avant la fin du spectacle, le public est invité à assimiler les bases de cette danse. Le final qui vient ensuite s’achève sur des saluts particulièrement sophistiqués. Les danseurs arrivent coiffés d’un chapeau qu’ils enlèveront pour saluer, puis ceux alignés au premier rang écrivent successivement avec leurs bras le message suivant :

POUR FINIR

UN MOT

LOVE

Malgré ces louables efforts, la pièce peine à se renouveler et l’on ne peut s’empêcher par moments de trouver le temps un peu long. Par ailleurs « Murmuration » est loin d’être un « murmure » et la musique de TRex, propre à ravir les oreilles des clients des boites de nuit ou des raves, finit par fatiguer celles habituées à de plus douces mélodies. Ce sont là, à vrai dire, des défauts inévitables dans un tel spectacle mais qui n’empêchent pas que même les spectateurs les moins préparés se laissent séduire par la virtuosité des interprètes et l’étrange beauté (« hypnotique » selon la publicité) des tableaux construits par Sadeck Berrabah. D’ailleurs le public ne s’y est pas trompé : les deux séances prévues initialement dans la grande salle de Tropiques Atrium (958 places) ont vite affiché complet et une troisième séance rajoutée in extremis a fait tout aussi facilement le plein.

(1) Dans la salle du théâtre Le 13e Art (900 places) où il sera de retour pour deux mois et demi à la fin de cette année.

Festival de Fort-de-France, 12 au 14 juillet 2024.