Prolongation exceptionnelle le 28 ocotbre à 16h et 20h au Grand Carbet
— Par Roland Sabra —
« On peut être extrêmement vulgaire sans dire un seul gros mot », disait un critique après la sortie d’« Un air de famille », le film de Cédric Klapisch adapté de la pièce de théâtre éponyme d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, au cours de laquelle on assiste à un règlement de comptes lors d’un dîner familial, où tout le monde parle sans vraiment s’écouter, rongé par des rancœurs jamais tout à fait dépassées. On fête l’anniversaire d’une pièce rapportée à la famille et l’on attend l’épouse d’un hôte… qui se fait attendre !
Sur un plateau dont le décor a été réalisé par l’ESAT de Bellefontaine, il y a la Reine Mère, Mme Mounisi, (Jocelyne Béroard), acariâtre, emmerdailleuse dans l’âme, elle affiche sans aucune gêne sa préférence pour l’un de ses fils, méprise l’autre, bataille avec sa fille Léonie (Jann Beaudry), figure plus émancipée, un peu paumée parfois, célibataire qui entretient une relation cachée, plus ou moins satisfaisante avec Désiré, le tenancier du bar (Jean-Claude Duverger), assujetti à cette famille dont il n’est pas membre et qui se retrouve contraint au milieu d’affrontements familiaux qu’il cherche à fuir. Et puis il y a Lyas, le fils méprisé (Hervé Deluge) par la Reine mère. C’est le propriétaire de ce bar un peu minable, dont le menu n’offre à son hypothétique clientèle que deux plats en tout et pour tout. Ce fils rabaissé par la famille croit se rehausser en dévalorisant le tenancier de son bar. Il y a aussi Louis-Philippe (!) le fils chéri (Émile Pelti) en caricature de cadre sup soumis, à commencer par sa mère et ensuite par sa hiérarchie ; il est la figure auto-centrée de la famille. Il vient d’accorder une interview à une télévision et est obsédé par l’image de lui qu’il a pu générer. Sa femme, Simone (Caroline Savard), dont on fête l’anniversaire ce soir-là, un peu bébête, soumise, éprouve un sérieux penchant pour l’alcool.
L’adaptation d’Hervé Deluge est assez fidèle au synopsis originel. Mais s’il est hors de question pour lui de verser dans une étude des séquelles psychologiques produites par un contexte familial névrogène, il met avec force en évidence une structure sociologique, une organisation de la parentèle, qui avec leurs forces et leurs faiblesses font écho à quelque chose de familier dans ce pays. Le public ne s’y est pas trompé.
Hervé Deluge part d’un état de faits constitués dont il amplifie dans sa mise en scène les outrances, et la troupe sur le plateau en rajoute, improvise jusqu’au point où le comédien ou la comédienne éclate de rire sur scène devant l’imprévu. Le langage est à mille lieues, et bien plus encore, de celui des salons ; point de périphrase, de métaphores, d’hyperboles, d’adjectifs substantivés, on se complaît dans un registre canaille, choquant, populacier, trivial, en un mot poissard mais clairement assumé. Les enfants dans la salle n’en croyaient pas leurs oreilles et les adultes applaudissaient des deux mains. De l’art du double langage parental : « N’utilise pas les mots que je me plais à entendre et à prononcer ! »
Le grand mérite d’Hervé Deluge, je l’ai déjà dit, est de ne pas faire dans la dentelle, et il y a tout un ensemble de spectateurs pour cet art. Quel plaisir de voir une salle pleine à craquer reprendre en chœur des chansons de la bande son, de l’entendre acclamer une réplique, saluer bruyamment une sortie d’acteurs. Il y a dans cette façon d’assister à une pièce de théâtre quelque chose qui fait écho aux toutes premières conditions de réception des opéras de Mozart, comme en témoignent par exemple l’Amadeus de Miloš Forman ou le Molière d’Ariane Mnouchkine. Les comédiens ont été dirigés par la mise en scène et portés par l’assistance, ils manifestent sans retenue un plaisir à être ensemble sur le plateau. Il est à souhaiter que cette pièce circule dans les communes, car nul ne peut contester le fait qu’il y existe un large auditoire pour elle. Je ne cesserai de l’écrire, le théâtre est pluriel et c’est une chance.
N.B. : le spectacle s’est joué à guichet fermé pour toutes les représentations et la demande est telle que trois autres séances sont programmées le week-end prochain. Fort-de-France, le 08/10/23.
R.S.
Moun isi
Mise en scène Hervé Deluge
Assistant Marc Julien Louka
Création lumières Bertrand Caruge
Construction décor ESAT de Bellefontaine
Arrangements texte créole Eric Pezo
Avec :Jocelyne Béroard, Hervé Deluge, Émile, Pelty, Jean-Claude Duverger, Caroline Savard, Jann Beaudry