— Par Emmanuelle Giuliani,
Admiré par ses pairs pour la délicatesse de son jeu inspiré, le musicien argentin connut la prison et la torture, expérience qu’il mit au service des autres.
Si le décès de Miguel Angel Estrella touche les mélomanes mais aussi bien au-delà, c’est qu’en lui le musicien et l’humaniste ne faisaient qu’un, au service d’une conception noble, courageuse et généreuse de l’art. D’une épreuve terrible – l’exil, la prison, la torture –, le pianiste argentin avait fait une force, pour lui sans doute mais, avant tout, pour autrui.
Né le 4 juillet 1940 à Tucuman dans le nord de l’Argentine, il était fils d’un poète d’origine libanaise dont les parents avaient émigré en Bolivie et d’une institutrice argentine aux origines amérindiennes. Dès sa prime adolescence, il découvre le piano et, aussi doué que fasciné, entre au Conservatoire à Buenos Aires lorsqu’il a 18 ans. Il obtient une bourse d’étude qui lui permet de se perfectionner à Londres et à Paris. Là, il rencontre et suit l’enseignement de la pianiste Marguerite Long, mais surtout de la grande pédagogue Nadia Boulanger qui salue en lui un « musicien né » à la « puissance contenue ». Cette femme clairvoyante et très exigeante reconnaît très vite « aussi et d’abord un poète ».
La prison et la torture
Le monde découvre le nom de Miguel Angel Estrella à la fin des années 1970, quand d’illustres artistes, comme Yves Montand et Simone Signoret, et des figures musicales majeures, dont Nadia Boulanger, Henri Dutilleux ou Yehudi Menuhin, s’insurgent contre son incarcération par dans une prison uruguayenne. Il a, en effet, dû fuir son Argentine natale et la férule de la junte, et se retrouve détenu et torturé.
Dans sa cellule, Miguel Angel Estrella est bouleversé en apprenant la mort de « Mademoiselle Boulanger », en octobre 1979. Lui qui exerçait alors ses mains abîmées en jouant Bach et Beethoven sur un clavier muet confiera : « Nadia avait représenté beaucoup trop dans ma vie, pas uniquement au point de vue musical. J’avais un amour fou pour elle. Elle s’était tellement dépensée pour me défendre et elle ne voulait pas mourir avant que je ne sois libéré. » C’est en partie pour lui rendre hommage que son ancien élève prendra la nationalité française en 1985.
La musique pour tous et surtout les plus pauvres
Le musicien s’employa sa vie durant, tant en Amérique latine qu’en Europe, à porter le répertoire classique hors des cercles privilégiés. Son répertoire se faisait alors éclectique, de Rameau aux traditions latino-américaines, en passant par Mozart et Beethoven et jusqu’à Piazzolla et Olivier Messiaen. Il avait joué dans les bidonvilles de Buenos Aires avec son épouse Martha, cantatrice décédée prématurément et mère de ses deux enfants. En 1982, cet homme animé par la foi fonde l’association Musique Espérance « au service des droits de l’homme, de la paix et de la jeunesse » et crée également l’Orchestre pour la paix, réunissant de jeunes musiciens de toutes confessions. Ambassadeur auprès de l’Unesco depuis 2003, Miguel Angel Estrella dirigeait la Maison de l’Argentine à la Cité universitaire de Paris.
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Il n’est qu’à écouter ses interprétations Partita n° 2 de Bach ou des Variations Haendel de Brahms, où le chant se déploie avec noblesse et simplicité, pour se laisser gagner par la grâce qui imprégnait son jeu. L’impression de sérénité mais aussi de liberté qui s’en dégage renvoie bien entendu aux heures sombres de sa vie. Et les transcende.
Source : La croix