— Par Jacques Denis —
Surnommé «Striker» pour sa capacité à claquer du classique, il fut l’un des plus prolifiques et influents producteurs de l’âge d’or de la musique jamaïcaine, du early reggae au dancehall. Il est mort mardi, à 79 ans.
S’il ne fit pas partie du trio de tête des producteurs de la musique jamaïcaine, le «Big Three» composé de Duke Reid, Clement «Coxsone» Dodd et Prince Buster, Bunny Lee, mort mardi, n’en demeure pas moins l’un des producteurs qui auront le plus profondément marqué l’histoire du reggae et de tous les styles qui en ont découlé. Véritable mémoire de cette épopée, il aura fréquenté et souvent boosté tous ceux qui ont fait la grandeur de cette île, sachant comme peu raconter les petites histoires qui font le bonheur de tout interviewer.
L’autodidacte et débonnaire Bunny Lee – Edward O’Sullivan Lee pour l’état civil – eut pour premier maître Duke Reid, pour qui il officia en qualité de record plugger (chargé de placer les titres en radio) et qui saura parrainer ce poulain aux oreilles bien affûtées quand celui-ci passa derrière la console. En 1967, le natif de Greenwich Town, West Kingston, où il est né le 23 août 1941, commença une carrière qui serait jalonnée de succès, à commencer par My Conversation, un des classiques de Slim Smith, le leader des Uniques. En une paire d’années, l’ex-raggamuffin s’imposa comme un faiseur de tubes, signant aussi bien les ultimes rocksteady que parmi les tout premiers reggae, dont le cadencé Bangarang de Stranger Cole et Lester Sterling et Wet Dream de Max Romeo.
Au cours des années 70, la décennie qui le verra triompher, Bunny Lee sera aussi parmi les précurseurs du dancehall, qui consiste déjà à remettre au goût du jour les totémiques riddims. Il reproduit ainsi ceux de Coxsone, un modèle inavoué, dans de nouvelles versions, détrônant le maître aussi bien dans le cœur des amateurs que dans les charts, en s’appuyant notamment sur une sacrée paire composée des frères Barrett, une rythmique basse-batterie qui pulsa notamment derrière Lee Perry.
Dennis Alcapone, John Holt, Ken Boothe, Horace Andy… Ils seront nombreux, et non des moindres, à fréquenter l’écurie de Bunny Lee qui saura réunir un backing band en forme de All Stars, The Aggrovators, dont le nom traduit le désir d’enracinement mais aussi d’innovation de celui qui aime jouer avec les delay, echo, reverb, et autres effets. C’est ainsi lui qui accouche d’un fameux tandem de session men, Sly and Robbie, tout comme en 1974 il offre à King Tubby, esthète du dub, ses premières galettes, dont le terrible Dub From The Roots. Dans les mêmes années, il apposa sa touche, les «flying cymbals», soit une espèce de mise en abîme de la cymbale propre au Philly Sounds mais à la sauce jamaïcaine. Delroy Wilson et Cornell Campbell en bénéficieront, tout comme Johnny Clarke qui grimpe dans les charts avec None Shall Escape the Judgment et Move out of Babylon. Et d’autres, dont Dillinger, sauront s’en inspirer.
Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que les Londoniens de Soul Jazz Records, à l’heure de publier une sélection dédiée à ce producteur, coiffé d’une éternelle casquette de yachtman à la manière d’un Count Basie sur le tard, l’intituleront : The Mighty Striker Shoots The Hits ! – «Striker» étant son surnom, qui souligne sa capacité à claquer du classique. Un dernier hommage aux liens que sut nouer très tôt Bunny Lee avec l’ex-capitale de l’empire colonial. Car en matière de business, ce pionnier fut aussi précurseur, diffusant bien vite ses productions auprès de la diaspora. Et même lorsque la vague reflua à partir des années 80, son nom restera gravé dans toute bonne sélection outre-Manche. On comprend dès lors mieux pourquoi les premiers à réagir à sa mort ont été les médias britanniques, aussi prolifiques sur ce parcours unique qu’il ne le fut derrière les consoles, avec quelque 2 000 disques portant son empreinte.
Jacques Denis
Source : Liberation.fr