Traduction créole de Rodolf Etienne (Martinique).
Préface de Michaël Dash, Université de New York
Toussaint Louverture
Un errant ingouverné
Edouard Glissant a souvent imaginé des gens qu’il admirait comme des villes. C’est ce à quoi il se livre dans Faulkner, Mississippi, où l’écrivain américain représente une ville du sud des Etats-Unis. Il en a été de même pour Toussaint l’Ouverture. Ce révolutionnaire a toujours fasciné Glissant parce que tout en cherchant d’autres façons de concevoir les relations postcoloniales, il n’a pas mené une lutte nationaliste. Il incarne le type d’insurrection qui hante l’oeuvre de Glissant. Vers la fin de La Cohée du Lamentin, Glissant dit à son sujet : « Un homme peut être une ville, a lui tout seul. Je pense à Toussaint Louverture, créateur de monde, perdu dans la glace du Jura, vers les années 1800. Ce fut une ville. Un spectre oublie, qui étendra bientôt ses avenues ». Une page plus loin, il dédie un court poème au spectre de Toussaint, où il lui écrit « Et vous errez ingouverné/Sous les remblais hagards du fort de Joux ». A partir de son premier livre d’essais, Soleil de la conscience, Glissant a été attiré par les villes qui prennent la forme de lieux de rencontre, d’espaces ouverts. En 1956, Paris, pour lui, était un carrefour, une espèce de ville-Babel, une « île qui capte de partout et qui diffracte aussitôt ». Il avait intitulé la dernière partie de ce livre « Villes, Poèmes ». Les villes étaient donc le lieu des poètes, l’emblème de la diversité même. Les villes poétiques détruisent les binarités entre indigène et étranger, centre et périphérie, légitimité et bâtardise. Ces villes sont des espèces de poèmes qui dévoilent la possibilité d’un univers utopique, celui ou l’identité ne se construit qu’au sein de la diversité. Si Haïti est, selon Glissant dans Le discours antillais, « la nouvelle terre mère » de la Caraïbe, Toussaint est sûrement sa ville principale.
Monsieur Toussaint n’a jamais été une pièce historique, un ouvrage documentaire. L’auteur le dit lui-même dans la préface de la première édition : « L’ouvrage que voici n’est pourtant pas tout droit d’inspiration politique ». Il parle plutôt de son « ambition poétique » en faisant d’un héros national d’Haïti une ville poétique, qui capte et diffracte et qui sera ouverte à tous. Dans cette perspective, la figure de Toussaint finit par s’échapper du silence que Napoléon voulait lui imposer en le déportant au fort de Joux, dans le Jura. Peut-être que Glissant voulait aussi le sauver d’un certain silence idéologique qui aurait fait de Toussaint un père mythique, fondateur d’un Etat indépendant qu’il n’avait jamais souhaité de son vivant. Le but du combat qu’il menait était, ainsi qu’il le répète souvent dans la pièce, « la liberté générale » – autant pour les esclaves libérés que pour les Français eux-mêmes, qui trahissaient à travers la Révolution haïtienne l’idéal révolutionnaire qu’ils avaient lancé dans le monde. Pour Glissant, Toussaint était un marronneur, pas un marron traditionnel, figure de négation absolue, mais un marron relationnel, descendant du morne et cédant à la tentation de la mer. Son protagoniste le dit d’ailleurs quand il refuse l’invitation des dieux à retourner au passe ancestral. En fin de compte, les dieux, qui sont les rebelles l’ayant précédé, sont obligés de reconnaitre que Toussaint se dirige vers un autre sacre, un autre destin révolutionnaire. Son spectre quitte la
solitude de sa prison dans les montagnes pour errer dans les savanes bleues de l’océan. « J’entreprends le travail à nouveau. Je traverserai les mers dans l’autre sens. » Toussaint se déterritorialise, et cette action audacieuse confère dès lors une autre valeur à la révolte de ses ainés. Tout comme l’espace est éclaté dans Monsieur Toussaint, le temps dramatique est désarticulé dans le déroulement de la pièce. Le personnage principal met en question plusieurs types de marronnages historiques. Par exemple, Macaia représente la révolte primordiale et anarchiste ; Makandal, la lutte de guérilla menée au sien de la plantation ; Delgres, une sorte de martyre romantique. Toussaint, que l’auteur veut convertir en mythe moderne, symbolise à la fois la problématisation et le prolongement de toutes ces formes de rébellion.
Par la poétique, Glissant établit des liens entre Macaia, le rebelle incarnant le cri de révolte a Saint-Domingue, et Manuel, un geôlier et paysan piémontais. Toussaint est le relais, le mitan qui relie. Son destin n’est pas de ressusciter le passé héroïque mais, à la manière d’un poète dramaturge, de le projeter dans un avenir. C’est sans doute cette poétisation du temps que Glissant appelle dans la première préface de Monsieur Toussaint « une vision prophétique du passé ». Il y a des parallèles frappants entre l’espace glacé de cette cellule dans les montagnes, le lieu incontournable de l’action de la pièce, et le ventre du bateau négrier. Une lucarne, haut placée dans la didascalie, fait que cet espace carcéral rempli de voix, d’échos et de résonances rappelle la disposition physique de la cale. En outre, l’auteur imagine qu’on n’a jamais retrouvé le cadavre de Toussaint, qui « fut jeté sous des remblais ou au plus fond des remparts » tels les esclaves morts étaient jetés dans l’océan pendant la Traite. Dans Une nouvelle région du monde, Glissant imagine le fort de Joux à l’image d’« un bateau navigant les contreforts du Jura et battant de son étrave les houles des forêts noires ». Ce bateau-prison est lié à un archipel de lieux d’emprisonnement comme Gorée, le château Dubuc et les îles Robben, qui sont des avant-postes des océans.
L’image du fort-bateau rappelle celle de la barque ouverte du début de Poétique de la Relation. Ce bateau-prison, « enceint d’autant de morts que de vivants », est une matrice où Toussaint, seul dans sa souffrance, « partage l’inconnu avec quelques-uns qu’il ne connait pas encore ». Monsieur Toussaint trace le dépaysement et le dépouillement d’un héros refusant d’être une victime tragique, un moribond déraciné, un fils de l’abime reconnaissant à la fin que sa mort n’aura aucune signification politique. Assumant le poids de son nom emblématique, il incarne l’ouverture à l’autre. Son bateau-prison est ouvert et il le navigue pour tous. Ecrite pour la scène, la pièce Monsieur Toussaint a un sens qui dépasse poétiquement le drame tragique. Cette oeuvre recompose métaphoriquement le drame de l’Africain déporté, du migrant nu, incapable de maintenir son passe, mais qui, a partir des traces qui lui restaient, a créé quelque chose d’imprévisible. « Entreprendre le travail a nouveau » pour Toussaint signifie s’imaginer dans un nouvel espace, c’est-à-dire devenir un marronneur ingouverné et errant. Ce qu’il pratique, c’est l’art de l’invention et de la traduction. Toute traduction de Monsieur Toussaint se doit donc de rester fidele à l’esprit de la pièce et à l’intention de l’auteur. Quand Glissant dit dans la préface de 1978 qu’il a résisté « à un mécanisme simple de créolisation » et que « la mise en scène de cette histoire peut décider de son environnement linguistique », on comprend qu’il a voulu maintenir une instabilité linguistique qui invitait à la traduction. Traduire cette pièce, c’est la créoliser. Traduire cette pièce en créole, c’est inventer un langage à partir des traces de l’original ; selon la formulation du dramaturge, c’est enrichir l’imaginaire du texte « de manière errante et fixe a la fois ».