« Mon » vieil homme et « ma » mer…

 IMPROMPTU avec Aimé Césaire

— Par Marie-Andrée Ciprut —

 

 Il commença par s’excuser et se plaindre de sa santé chancelante car il souffrait déjà du poids des ans. Nous avons craint le pire en pensant tout bas : « ça y est, nous voila pris au piège de ce radoteur qui va nous parler de ses petits bobos : pourvu que cela soit bref ! » Car lorsque l’on passait la porte du bureau de ce vieux sage, on ne savait jamais au préalable combien de temps allait durer l’entretien qui pouvait varier d’un quart d’heure à une heure ou deux, rarement plus, selon l’intérêt qu’Aimé Césaire portait à son hôte. Pour nous, ce fut une heure trente de pur bonheur, moments d’exception voire d’extase en mars 2005, durant lesquels il nous a entraînés dans le tourbillon de sa vie prolifique, son œuvre pluridimensionnelle, sa pensée si lucide, à travers certains souvenirs qu’il a reliés aux miens…

 Un homme politique engagé

 Il fut une figure incontournable du XXème siècle pendant ses 56 années à la tête de la mairie de Fort-de-France, ses 48 ans de députation, et plus tard au cours de sa longue retraite.

 

Déçu par les promesses non tenues du gouvernement français de l’après-guerre, il commença en 1946, par dénoncer le colonialisme. Le peuple antillais « se décolonise de l’intérieur… français non à part entière mais entièrement à part » affirma-t-il, lorsqu’il présenta la loi transformant les colonies (Martinique, Guadeloupe, Guyane et la Réunion) en départements d’outre-mer. Et de poursuivre : « entre désintégration et intégration, il y a de la place pour l’invention. Nous sommes condamnés à inventer ensemble ou à sombrer, et pas forcément pavillon haut. »… Dans son discours sur le sujet, texte aussi pamphlétaire que poétique, il s’est attaché à défendre ces « millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, le désespoir, le larbinisme ». « On me parle de progrès, de réalisations, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes » dit-il, « moi je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées […], d’extraordinaires possibilités supprimées. »…

 

En 1963, le gouvernement français sous la direction de Michel Debré, pressé par un besoin urgent de main-d’œuvre non qualifiée, organisa depuis les Antilles où la misère sévissait et où les mouvements sociaux secouaient la région en crise économique aiguë, la migration massive pour ne pas dire l’exil, souvent sans retour, d’environ 150 000 personnes vers la métropole, institutionnalisée sous l’appellation de « BUMIDOM » (Bureau pour le développement des Migrations intéressant les Départements d’Outre-mer). Aimé Césaire n’a pas hésité alors à qualifier de « génocide par substitution » ce système qui fournira pendant plus de vingt ans à l’Hexagone, employés de poste, douaniers, agents RATP, femmes de ménage, etc. Le général de Gaulle ne le lui pardonnera pas…

 

Enfin, après avoir refusé de recevoir en 2005 Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur, pour protester contre l’article 4 de sa loi du 23 février sur « le rôle positif de la présence française outre-mer » (retiré depuis), il accepte d’accueillir le candidat président en 2007 et lui impose une leçon sur la colonisation que ce dernier est bien forcé d’écouter respectueusement…

 

Toujours au service des plus démunis, contre les discriminations et l’oppression, il a également évoqué une Créole ayant le même patronyme que ma mère, qui lui avait vendu en priorité il y a un demi-siècle, tous ses terrains à un prix très raisonnable pour qu’il fasse construire des logements sociaux dans Fort-de-France la capitale, entre les quartiers de Tivoli et La Redoute. La population de ces banlieues lui rendit un vibrant hommage lorsque son cercueil défila dans ses rues en avril 2008…

 

Une amitié intellectuelle partagée

 

Vu ses brillants résultats scolaires, Il n’eut pas de mal à obtenir une bourse afin de poursuivre ses études à Paris et son professeur d’alors au lycée Schœlcher, M. Eugène Revert précise-t-il, lui donna une lettre de recommandation pour le lycée Louis-Le-Grand. Il erre dans les couloirs de ce bâtiment célèbre, tombe au détour d’une porte sur un Africain de petite taille qui l’interroge à brûle pourpoint :

 

– Comment t’appelles-tu Bizut ?

 

– Aimé Césaire

 

– D’où viens-tu Bizut ?

 

– De La Martinique

 

– Eh bien Bizut, désormais tu seras mon bizut !

 

Ce noir qui venait de l’adopter, n’était autre que Léopold Sédar Senghor. Et Césaire de commenter :

 

« En arrivant en Europe, j’avais découvert l’Afrique !… »

 

On sait maintenant combien l’amitié Césaire-Senghor fut fructueuse pour la réconciliation des Noirs de tous pays avec leur Histoire, la restitution de leur fierté aux peuples noirs opprimés avec la création du concept de la négritude, en compagnie du guyanais Léon-Gontran Damas qui les a rapidement rejoints dans ce combat.

 

La philosophie a également lié les deux amis, puisqu’Aimé Césaire nous a confié au crépuscule de sa vie, qu’il était toujours préoccupé par ces 3 questions de Kant déjà abordées par son professeur de philosophie à Louis-Le-Grand : « Qui suis-je ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? » Il a ensuite ajouté : « cette troisième question est subtile et c’est cela que je cherche ! » A la première interrogation, il avait coutume de rétorquer : « Un nègre martiniquais » ; à la seconde : «  Me conduire en homme digne de ce nom ». Sa réponse à la troisième avait évolué avec le temps : alors qu’il approchait de la solidarité avec l’humanité qu’il s’était fixée au départ, persistait en lui l’inconnu de l’après vie, un doute par rapport au mystère de l’au-delà qu’il nous a laissé percevoir à travers son discours…

 

Le chantre de la négritude

 

Il feuilleta le livre* que j’avais eu l’audace et la fierté de lui dédicacer, sésame de cette mémorable rencontre. Il tomba par hasard sur le chapitre 6 : « Une négresse qui buvait du lait », comptine populaire des années 50 mise en chanson, reprise par Serge Gainsbourg dans son album « Black and White paroles ». A mon grand étonnement, il ne la connaissait pas ! Je la lui fredonnai en soulignant son caractère raciste. Je réalisai à ce moment précis, que ce texte connu depuis ma plus tendre enfance martiniquaise, qui témoignait de la soi-disant volonté d’être français, n’avait rien de créole mais représentait une France colonialiste peignant cette femme noire en négatif, dont j’avais à juste titre souligné les frustrations pour les dénoncer. Maintes fois chanté, cet air dont les paroles sonnent faussement naïves et innocentes, transmet inconsciemment le manque, l’envie et l’incomplétude liées à la couleur de la peau, car cette notion de peau « plus blanche ou plus rouge » s’étend bien au-delà de l’épiderme de notre négresse. Cette dernière personnifie l’image, la transmission incarnée des représentations biologiques, psychiques et culturelles que sa mère lui a insufflées et qu’elle a peu à peu intériorisées. Je fus brusquement consciente de tout ce que m’avait apporté l’explosion de la négritude qui, revendiquant la beauté des corps, des musiques et de l’art nègres, des mouvements « Black power » ou « Black is beautiful », avait enfin réveillé le monde noir en le poussant hors de l’ombre. Le brillant trio sénégalo-guyano-martiniquais a ainsi prôné la validité et l’originalité des cultures négro-africaines, mis en avant la valeur esthétique de la race noire et la capacité de ses populations respectives d’exercer enfin leur droit à prendre en main leur avenir. Au-delà de sa revendication au particularisme, la négritude instaurait un universel qui transcendait l’accablement imposé de son destin fallacieux, avec, pour citer René Depestre (cf. Bonjour et adieu à la négritude, Robert Laffont S.A, Paris, 1980, p. 63.), « une revalorisation de sa couleur, pour montrer que finalement il n’est d’homme que de couleur ; revalorisation de ses composantes culturelles ; revalorisation de son être. » Aujourd’hui, notre négresse s’attelle laborieusement à cicatriser sa « blessure de l’incomplet » dans le but de se réapproprier sa couleur de peau, puis de l’intérioriser. Elle a grandi. Devenue adulte grâce à l’antillanité et à la créolité, elle n’a désormais plus besoin, ni du lait nourricier, ni du vin euphorisant, mais de l’eau, élément essentiel à La Vie… Le concept de la négritude concerne tous les peuples asservis ; il va bien au-delà de la couleur de peau. « Il peut y avoir une négritude blanche, une négritude québécoise, une négritude de n’importe quelle couleur »  affirmait Aimé Césaire en 2006 dans le DVD documentaire d’Euzhan Palcy : Une parole pour le XXème siècle.

 

« Une négresse qui buvait du lait » venait d’unir et d’enrichir nos négritudes passées, présentes ou futures…

 

Son œuvre maîtresse

 

Il nous conta également qu’alors qu’il faisait la queue au self-service universitaire, un jeune homme derrière lui de type espagnol, choisit les mêmes plats, c’est-à-dire un peu de salade de carottes et de laitue peut-être… A la caissière qui leur demandait s’ils ne désiraient rien d’autre, il répondit avec aplomb : « Non, nous sommes végétariens ! »… « Nous n’étions pas végétariens » ajouta-t-il en riant, « nous étions fauchés ! » Le jeune homme – qui s’appelait Pierrot, – n’était pas non plus espagnol mais yougoslave, et cet épisode les lia d’amitié. Quand Pierrot rentra dans son pays pour les vacances quelques jours plus tard, il lui envoya trois télégrammes successifs le conviant dans sa famille pendant l’été. Césaire finit par accepter et arriva à réunir les quelques sous nécessaires à son voyage. Grand bien lui fit ! Il découvrit des gens chaleureux qui l‘accueillirent avec une hospitalité digne de celle de nos îles, des décors naturels magnifiques faits de verdure et de montagnes. La côte dalmate lui rappelait les falaises du Carbet en Martinique : il y resta deux mois. Pierrot et les siens lui montrèrent Zagreb, des paysages, des villages, etc. « Un jour, face à ma chambre, » raconte-t-il, « j’aperçus une île qui m’éblouit par sa beauté. Lorsque j’ai demandé son nom, Pierrot m’a répondu : Martiniska (traduction de St Martin). J’ai tout de suite associé ce bout de terre à La Martinique où je désirais tant aller et que j’avais quittée depuis cinq ans. Le soir même, je me mis à ma fenêtre et commençai à écrire le Cahier d’un retour au pays natal. » Au bout du petit matin, il s’y déclare « de la race de ceux qu’on opprime. »…

 

Les mots que je prête dans ces lignes à Aimé Césaire ne sont peut-être pas exactement les siens, mais la retransmission sur le fond, de notes prises tout-de-suite après notre entrevue. J’en ai retrouvé plusieurs passages dans le livre de Patrice Louis : Rencontre avec un Nègre fondamental, ce qui, l’instant de blessure narcissique passé, n’entama en rien le souvenir de l’envoûtement du moment…

 

Je n’ai pas voulu couronner une Nième fois le politique dont le pouvoir français s’est déjà accaparé, ni fixer l’un des immenses poètes, dramaturge et pamphlétaire du siècle passé dans l’étroit carcan de la négritude. J’ai tenu à saluer ici le grand humaniste très peu friand des honneurs qui disait : « non, je ne suis pas l’homme de l’étalage cérémoniel ! » On l’a encensé de manière un peu trop unanime pour être honnête durant ses derniers jours d’existence, avec en apothéose, des funérailles nationales suivies, cerise sur le gâteau, d’un débat autour de sa venue ou non au Panthéon. Je ne mentionnerai pas non plus les confidences qu’il m’a faites (pourquoi moi ? Et quel précieux cadeau !)… J’aimerais simplement lui dire au revoir en faisant partager l’un de ces rares événements émotionnels qui changent une vie, gravé à jamais dans ma mémoire. Aimé Césaire, « mon » vieil homme, savait depuis toujours donner et recevoir. Point n’était besoin d’être ou de représenter un « Grand de ce monde » pour obtenir un rendez-vous avec lui. Le mot de passe de son antre décorée à l’africaine, était la sincérité des idées, l’empathie avec ce Nègre fondamental « debout », comme il le souhaitait pour tous les Antillais et tout le peuple noir, l’amour de son pays natal ouvert aux autres négritudes, la lutte pour que cesse la souffrance des peuples dominés. Avant de me quitter, il a griffonné à la « négropolitaine » ayant vécu plus des deux tiers de sa vie en Europe que je suis : « … en remerciement de n’avoir jamais oublié le pays natal, notre Martinique… » Ces lettres trônent depuis chez moi, en surimpression de sa photo dédicacée que je salue discrètement tous les jours, car je le considère comme le parent affectionné du bord de « ma » mer, qui a guidé mes pas dès l’enfance grâce à mon entourage et que j’ai toujours appelé « papa Césaire ». Le plus beau message que je puisse lui transmettre moi, personne obscure qui a aussi sa « Parole », est de lui « dire » les multiples téléphones de sympathie que j’ai reçus d’amis et de connaissances dès l’annonce de son hospitalisation. Ils savent eux, combien j’ai de la peine…

 

Marie-Andrée Ciprut*

 

 

* Marie-Andrée Ciprut, Outre Mère, essai sur le métissage, L’harmattan, novembre 2004.

 

* Ce texte rédigé en vue du dossier de l’Agrafone No 19 d’octobre 08, journal de l’AGRAF (Association gessienne contre le racisme et le fascisme), a été également proposé à Uzeste Musical en souvenir de sa 31e Hestejada des 20 au 24 août 2008 dédiée à Aimé Césaire.