— Huguette Emmanuel Bellemare, pour le Cercle Frantz Fanon —
Que l’on attribue la modestie de cet hommage non pas aux dimensions de l’homme, ni aux limites de mon admiration pour lui, mais aux bornes de mes propres capacités !
Car pour moi, Marcel a toujours été Grand ! D’ailleurs, ayant peu fréquenté Paris pendant mes études, il fut, pour moi, d’abord un mythe. Une sorte de Prométhée, créateur et animateur de mouvements, et particulièrement de mouvements de lutte anticolonialiste. Un activiste, voire un agitateur : j’entendais parler des nombreuses réunions qui se tenaient à son domicile parisien, de ses prises de parole aussi spectaculaires qu’improvisées – par exemple à l’occasion d’une arrestation mouvementée, alors qu’on lui refusait le droit de « quitter le territoire » dit national : « Camarades démocrates français, criait-il, levant les deux bras en l’air et secouant une toge imaginaire, voyez comment l’on traite un patriote en votre nom… ! »
Les adjectifs abondent quand on veut parler de Marcel : fougueux, volcanique, généreux, entier, intègre, intransigeant… On le dit aussi militant anticolonialiste et humaniste hors normes, infatigable. Son amie, l’universitaire franco-algérienne Christiane Chaulet Achour, salue également « sa chaleur, la force de la transmission de ses convictions, son humanité rayonnante, son exubérance contagieuse ».
Tout cela dénote le superlatif, la démesure… pourtant, oserais-je affirmer que lorsque je rencontrai Marcel et surtout quand j’appris à le connaître, d’abord à la section du PCM de Trinité, puis au Cercle Frantz Fanon, je découvris un être sinon tout en nuances, mais, en tous les cas, beaucoup plus complexe qu’il n’y paraissait au premier coup d’œil ?
Marcel avait le verbe haut, des gestes excessifs et il pouvait intimider. Et il intimidait la relativement jeune militante que j’étais. Je me rappelle, entre autres, qu’un jour, il m’avait demandé de prendre la parole dans un meeting à propos de l’usine du Galion. Quelqu’un (de bien intentionné ?) m’avait fait remarquer que, jeune enseignante non Trinitéenne, je n’étais pas la mieux placée pour cela. J’allai timidement le dire à Marcel qui se mit à hurler avec ses grands gestes de tribun qu’à cause de gens comme moi, il se « cassait le cul en pure perte ! » – Certes, ce jour-là tu n’as pas dit « batracien », ouf ! merci, Marcel ! Mais il a fallu pour me réconforter toute cette affectueuse bonhommie que Dédé Belly cachait si bien sous son rire tonitruant!
En même temps, Marcel avait une grande capacité d’écoute et un grand respect des militant.es même novices. Je me rappelle encore qu’à une réunion tenue en son absence, vers les derniers jours de notre section du PCM, non avions rectifié et publié un texte de lui que nous trouvions « trop tiède » en y ajoutant de grandes proclamations en faveur de l’indépendance ! Marcel fut certainement catastrophé de notre inexpérience et de notre présomption, mais il se contenta de nous dire, sans prononcer un mot plus haut que l’autre, peut-être même en baissant la voix : « On peut démissionner d’un parti communiste, mais il ne faut pas s’en faire exclure. » J’ai mieux compris sa réaction et apprécié sa modération quand j’ai appris, plus tard, qu’il avait accepté de ne pas reprendre sa carte du PCF, ne voulant pas être exclu, mais ne voulant pas non plus démissionner, malgré de sérieux désaccords, par respect pour des gens qui menaient des luttes malgré tout.
« Petit nègre de la campagne », qui n’avait pas été « précédé », c’est-à-dire qui ne pouvait se prévaloir d’aucun ancêtre, il était devenu un avocat de renommée internationale qui avait défendu toutes les grandes causes partout dans le monde. Marcel était fier de ce parcours et il y avait de quoi. D’ailleurs, cette fierté de ce qu’on est était une dimension importante de l’héritage que lui avait transmis son père.
Mais il ne se vantait jamais de toutes ces actions courageuses qu’il avait accomplies au péril de sa carrière et même de sa vie. Christiane Chaulet Achour le note dans un article pour son centenaire : « Il fut l’avocat des militantes emprisonnées pour lesquelles il s’est dévoué sans compter, au-delà de ce que ses mémoires rapportent. On regrette qu’il en parle aussi peu. […] L’avocat militant s’en est tenu strictement aux faits et aux acteurs, en minimisant au maximum son rôle et le courage qu’il lui a fallu, comme à d’autres avocats, pour être en accord avec ses convictions en défendant les Algériens. »… Il n’évoque même pas cet attentat commis sur son domicile par l’OAS dans son autobiographie. Il est vrai qu’il a intitulé celle-ci Les Antilles sans fard : ce qui montre bien que ce n’est pas lui le personnage central mais ce pays qu’il aimait tant.
D’ailleurs, c’est pour la Martinique et surtout pour sa petite patrie, Trinité, qu’il professait une immense fierté ! Dans son livre, il se fait lyrique, voire épique : « Ma ville natale est blottie au fond de la Presqu’île de la Caravelle qui serpente majestueusement dans la baie de notre cité pour se terminer dans les eaux tumultueuses du grand large, avec un des rares phares qui existent à la Martinique, ma patrie… » Et il ajoute : « vanité ou prétention légitime (!)… à l’image de notre lanterne qui déchire l’opacité de la nuit océane, nous nous croyons chargés d’une mission salvatrice, et pensons être à la pointe de l’esprit et de l’intelligence dans toute la zone caraïbe ! »
Marcel était tellement fier de ce phare qui, pour lui, symbolisait Trinité et les Trinitéen.nes, qu’il avait baptisé le journal de notre section Le Phare, et qu’il disait que nous étions « la section phare » du parti. A quoi un jeune camarade (qui se reconnaîtra sûrement) avait rétorqué irrespectueusement que nous semblions plutôt une section catadioptre !
Mais, bien sûr, Marcel plaisantait… au moins à moitié ! Un peu plus loin, dans ses mémoires, il tourne lui-même en dérision son chauvinisme et assure que les supporters trinitéens, lorsque leur équipe de football a perdu un match à l’extérieur, accusent « la vitesse partisane du vent ou les déformations malveillantes et préméditées de la pelouse » !…
En effet, notre camarade pratiquait volontiers l’humour, en particulier envers lui-même et son physique, affirmant : « Je suis beau ! » à qui voulait l’entendre – mais, il faut bien avouer, sans emporter tout à fait la conviction, pour une fois !
Une autre de ses contradictions ou plutôt de ses richesses, c’est que malgré la fermeté de ses convictions anticolonialistes et révolutionnaires, il était d’une grande ouverture d’esprit. Il a su garder des amitiés dans le camp opposé et je me souviens du jour où il dépanna (à moins que ce ne fût l’inverse) Paul Drané, le représentant de la droite à Trinité et qu’ils se quittèrent en échangeant un sonore :
« Au revoir Paulo !
-Au revoir Cello ! »
Il en riait lui-même !
A un autre niveau, s’il professe une grande admiration et une grande reconnaissance envers Césaire pour le rôle de celui-ci dans la désaliénation et l’acceptation de soi des Martiniquais, dans la résistance contre l’Amiral Robert avec sa revue Tropiques, dans l’intuition du « génocide par substitution » ou pour avoir baptisé plusieurs lieux de Fort-de-France du nom de Fanon, il ne lui ménage pas les critiques pour ses retournements politiques et pour une certaine pusillanimité (affaire du « oui-non » au referendum de 1958, affaire de l’OJAM…) Le comble ce furent les accusations qu’il lança, le jour même de son propre enterrement, à l’adresse et en présence du député-maire de FdF, par l’intermédiaire d’un discours enregistré et grâce à l’aide d’un des camarades organisateurs des funérailles qui se reconnaîtra sûrement lui aussi !
Pour faire avancer les causes qu’il défendait, il n’hésita pas à plusieurs reprises à s’adresser à des personnes qui n’étaient pas de son camp mais dont il connaissait la rigueur morale et le courage (c’est ainsi qu’il sollicita Mr Robert Attuly, conseiller à la Cours Suprême, Martiniquais fier mais aussi Français convaincu, pour présider un meeting de protestation contre la répression en Décembre 1959 ; ou Simone Veil, pour lui demander d’intervenir en faveur d’une combattante algérienne volontairement mutilée par des médecins tortionnaires…) C’est qu’en fait, Marcel avait un grand respect pour l’intégrité, le courage et la fidélité aux engagements : il respectait ces qualités chez ses adversaires et fustigeait leur absence chez ses potentiels alliés (par exemple, chez tel indépendantiste convaincu, lorsque celui-ci souhaita siéger à l’Assemblée Nationale Française !)
Une de ses contradictions principales me semble être son attitude à propos de ce qu’on appellerait aujourd’hui la question du genre. Marcel avait un langage très… « viril », disons. Lorsque le PCM avait demandé à ses militantes de préparer le premier Rassemblement des Femmes Communistes, pendant une réunion préparatoire, prenant brusquement conscience de la teneur de propos qui me gênaient depuis longtemps, j’ai approuvé vivement l’initiative, m’écriant : Je suis dans une section où, en concentrant un peu, un des responsables s’exprime couramment en ces termes : « Lè an nonm anba grenn anlot épi i pa ni asé grenn pouy tjenbéy pa grenn… ! » (Mot à mot : « Lorsqu’un homme est sous les c… d’un autre et qu’il n’a pas assez de c… pour l’attraper par les c…. », autrement dit : « Lorsqu’un homme opprimé par un autre n’a pas le courage de résister… » !!!) Quand, de retour à la section, je racontai cela, un militant s’écria : « C’est Marcel même ! » et l’intéressé lui-même en rit beaucoup !
En français cela donne, par exemple dans son autobiographie, les nombreuses occurrences du terme « viril » (il pratique, dit-il de lui-même, « un football viril », « une fraternité virile »… !) et du terme « homme », sans même une majuscule : il est beaucoup question, en particulier, du colonisé « qui doit obliger le Maître à le regarder à hauteur d’homme » et il faut attendre d’arriver au chapitre sur l’Algérie pour qu’enfin les femmes combattantes aussi puissent forcer les soldats français à les regarder « à hauteur d’être humain » !
Reconnaissons cependant que c’était le langage et les conceptions de l’époque. De plus, Marcel, seul garçon, élevé dans l’admiration et le dévouement total d’une mère et de 8 sœurs, ne pouvait avoir qu’une haute idée de sa qualité de garçon, de « ti-mâle », comme disent les Guadeloupéens !
Mais il faut ajouter aussi qu’il professait la plus grande admiration pour les femmes combattantes. Pour les maquisardes algériennes (selon lui, c’est grâce à leur participation à la lutte et à leurs sacrifices sur le front que De Gaulle comprit que la guerre était perdue), mais aussi pour les mères de famille résistantes des campagnes martiniquaises.
Je suis arrivée à la section de Trinité tardivement, les grandes luttes menées dans le Nord Atlantique avaient déjà eu lieu : celles menées avec les ouvrières et ouvriers agricoles de Sainte-Marie, de l’usine Dénel, de l’usine du Galion pour l’amélioration de leurs conditions de travail et/ou le maintien de l’outil de travail ; avec les Trinitéennes et Trinitéens pour redonner aux familles populaires l’accès dominical à la plage de Cosmy ; celles surtout menées à l’Anse Bellune pour sauver les abris d’infortune d’une quarantaine de familles. Mais Marcel évoquait avec émotion et respect les dames Honoré, Trabon, Ledange ou Cébarec…, attribuant à leur pugnacité et leur force de conviction les victoires remportées sur le terrain par les militants, ou parfois celles remportées à la barre par lui-même !
Rappelons aussi que lorsqu’il organisa cette grande première internationale que fut le Procès de Christophe Colomb, il choisit comme présidente du tribunal Me Yoyo-Likao, la 1e déléguée aux droits des femmes en Martinique, et une toute jeune consœur martiniquaise, Hermance Constant, comme avocate de l’accusation !
D’ailleurs, en conclusion de son chapitre sur l’Algérie, après avoir rappelé « avec force le rôle éminent, irremplaçable de la femme algérienne dans le combat pour la Patrie » il s’écrie dans son langage un peu fleuri : « Cette place doit interpeller tous ceux qui croient [pouvoir], au nom de je ne sais quelle conviction, remettre en cause la liberté ou la dignité de celles qui portent la moitié du ciel. » prouvant ainsi des idées pro-féministes assez avant-gardistes.
Il y aurait encore beaucoup à dire de Marcel. Sa fidélité en amitié par exemple, sa grande générosité, les circonstances de sa mort, que tout militant lui enviera. Son humanisme et sa profonde humanité. Son amour de la Martinique à qui il ramena un de ses fils, Fanon. Son amour du peuple Martiniquais et sa confiance en celui-ci qui le poussaient à répéter : « il y a de petits hommes, pas de petits peuples ! » La constance de ses engagements anticolonialistes, communistes et révolutionnaires. Sa largeur de vues. Ses qualités de visionnaire… Mais les camarades ont complété ou compléteront.
C’est sur ces qualités de visionnaire, sur l’actualité de sa pensée que je veux terminer :
On a l’air de découvrir aujourd’hui le problème du dépeuplement de la Martinique. Pourtant Marcel signalait dès 1992 que « dans les objectifs du BUMIDOM, il est prévu de réduire la population martiniquaise, en l’an 2000, à 200 000 Martiniquais et 100 000 Français » et que le but recherché est de dévitaliser notre pays et son camp anticolonialiste.
Il semble aussi avoir prévu le retour du bâton de l’ethnocentrisme occidental et des tenants du « racisme anti-blanc » quand il s’inquiète de ce que « de façon paradoxale, à l’heure où le monde est devenu un grand village, où le moindre évènement est répercuté simultanément sur tous les points de la planète, au moment où la mobilité des hommes sur notre globe est chose courante, l’altéricide se développe dangereusement. », l’altéricide, c’est-à-dire le refus de toute différence, le meurtre de celui qui est Autre (l’immigré, le Noir, l’Arabe…) et de sa culture.
D’autres diront certainement (ou ont dit) mieux que moi combien ses facultés d’indignation et de révolte nous manquent en ces temps d’empoisonnement et de non-lieu…
Je veux finir aussi sur une note d’espoir par cette citation témoignant de l’indécrottable optimisme de cet infatigable lutteur :
« Je suis de ceux qui croient que, comme le Phœnix, la société de nos rêves renaîtra de ses cendres, mais il faut que nos yeux soient bien ouverts, que notre vigilance soit sans cesse accrue, que le contrôle des hommes soit permanent pour qu’ils ne délèguent plus leurs pouvoirs à des dépositaires infidèles, qui poursuivent, par-delà les mots, leurs propres ambitions. »
Et par celle-ci que je trouve adorable et qui nous rappelle que humain, humanité, humanisme et humilité ont même racine : la décolonisation c’est pour Marcel de pouvoir « vivre avec la force et la dignité de tout être qui construit sa maison dans la peine et dans l’espoir, participant ainsi à l’élaboration de la grande cité du monde. »
Enfin, je veux associer à mon hommage les autres camarades de la section de Trinité : sa sœur Marguerite, Dédé Belly, Sivager, De Godin et les autres…
Ensemble, nous te souhaitons bon centième anniversaire, Marcel. Merci, et longue vie dans la mémoire des peuples et dans celle de ton peuple, en particulier !
Huguette Emmanuel Bellemare, pour le Cercle Frantz Fanon