— Par Dominique Daeschler—
Festival d’Avignon 2016
De ce que nous avons vu on retiendra l’omniprésence de la vidéo (avec plus ou moins de bonheur), une volonté de jouer à cour et à jardin plutôt qu’au centre du plateau (réservé souvent à l’effet rassembleur et au message), l’alternance de dialogues et de récits, la présence de musiciens sur scène, l’importance de scénographies impliquant fortement les dramaturgies, un goût pour des textes allemands valorisant la nature, le pouvoir, l’excès avec une quasi omniprésence des questionnements actuels sur populisme et nationalisme.
A tout seigneur tout honneur : le IN
6 A.M. How to disappear completely
Au Théâtre-opéra, le Blitztheatregroup, collectif de création grec monte une adaptation d’une élégie du romantique allemand Hölderlin en neuf temps traduite en neuf tableaux. Jusqu’au tableau final, le spectacle se déroule dans la pénombre pour mieux occulter la logique de la réalité matérielle et fuir le déroulement d’une histoire. Volonté d’entrer dans un univers poétique sans chercher à comprendre, de faire du verbe une parole qui suscite l’émotion et réveille nos imaginaires : nous voilà dans une zone mal définie tantôt forêt tantôt usine où l’on entend une voix sans que les acteurs se parlent entre eux. Sur le plateau et dans la salle on joue à se perdre, à se vivre autre, à chercher un ailleurs et on se lasse avant d’atteindre la lumière et l’espérance d’un monde plus libre, plus solidaire. Peu à peu on quitte le texte, les acteurs posés dans un décor pour ne garder que les images esthétiquement fortes d’un monde mutant. Le processus narratif s’englue et ne nous convainc pas de la nécessité de la différence poétique. Dommage.
Les Damnés
Cour d’honneur, Ivo van Hove s’attaque au scénario de Visconti gaillardement épaulé par la troupe de la Comédie Française. En pleine face un grand écran surmonte une table de banquet derrière laquelle des portants avec les costumes (on se change à vue), à jardin, lieu essentiel de jeu les loges (on se maquille à vue) avec des matelas et un espace surélevé (où les acteurs se placent en voyeurs quand ils n’ont pas de réplique) et à cour les musiciens avec un espace surélevé nanti de cercueils. Ainsi un espace de vie et un espace de mort laissent souvent le centre du plateau vide, ce dernier étant l’échiquier où l’on se rassemble sous une lumière crue pour perdre ou gagner, pour ponctuer un effet dramatique. Sur l’écran, alternent des films en noir et blanc sur le troisième Reich et des images vidéo en couleur d’acteurs filmés en direct sur le plateau, témoins muets de ceux qui jouent. Ce lien crée entre vidéo et jeu théâtral est d’une intelligence diabolique le spectateur étant doublement sollicité, c’est lui qui fait le point, est impliqué pour n’être plus jamais innocent. Du coup l’image n’est pas pesante puisqu’elle répond sans arrêt au jeu de scène. Le regard de l’autre c’est aussi le tien camarade. La famille Essenbeck se défait et peu à peu on retrouve sur le plateau, jouées par les acteurs, les séquences filmées en noir et blanc. Tout se délite, il y a du sang, du sexe, de la perversité, de la violence, de la duplicité, de la trahison, de la haine et de l’humiliation. On tue même les spectateurs. Les comédiens du Français soutiennent sans faillir rythme et retournements de situation. C’est un bonheur que cette belle unité de jeu avec une mention spéciale pour le jeune Christophe Montenez (Martin) et Elsa Lepoivre (Baronne Sophie).
Ludwig, un roi sur la lune
Dans un espace bi frontal , lieu clos par deux parois et lieu de traversée possible, madeleine Louarn qui travaille depuis longtemps avec l’atelier Catalyse qu’elle a crée au sein d’un établissement pour handicapés de Morlaix, aborde la figure controversée de Ludwig II roi de Bavière, connu pour ses excès, ses excentricités, son goût pour les arts notamment la musique de Wagner et l’architecture. Frédéric Vossier, auteur et conseiller artistique du TNS, fin connaisseur des romantiques allemands, donne à voir un être double (joué par deux acteurs), un prince charmant et un être fantasque et cruel, à la recherche de l’extase et du sublime. C’est une lecture fine de la séparation entre personne publique et personne privée, à l’heure où la Bavière sera rattachée à la Prusse. Les acteurs handicapés qui déplacent la question de la fiction, défont la notion de jeu pour entrer dans une rencontre sensible avec le public sont étonnants, posant la question, à travers Ludwig de la relégation sociale et du carcan de la normalité. La force du projet est d’avoir su montrer, à travers un travail fait avec des musiciens en scène (Rodolphe Burger et Julien Perraudeau) qui abordent thèmes wagnériens et pop, des chorégraphes ( Loïc Touzé et Agnieszka Ryszkiewicz), combien les corps en scène avaient un langage propre, immédiatement réactifs à la musique, inventant des formes dansées joyeuses, aériennes, sur le fil, inventant un corps lyrique, libre, présent et farouche. Etre là sans fioritures, sans volonté d’effet, exister : pas de mise en échec, le souffleur comme une ombre noire, vient aider celui qui bute sur son texte, manuscrit en main, le dit avec lui en le prenant par le coude et c’est beau comme un geste naturel d’attention à l’autre. La musique de Burger, « dedans » avec simplicité, crée un lien mystérieux que nous partageons dans une différence- partage. On n’oublie pas Ludwig car le plateau entier est fantasque et c’est sans doute le plus beau compliment qu’on puisse faire au metteur en scène : nous respirons ailleurs dans cette rencontre entre théâtre, danse et musique emportée par de « belles personnes ». De belles images romantiques : les cygnes, la barque qui emmène les deux Ludwig vers la mort clôturent le spectacle. Nous reste en tête cette comptine chantée d’une voix d’enfant par Christelle : « je suis le petit chevalier avec le ciel dessus la tête, je ne peux pas m’effroyer ».
Lenz
Cornélia Rainer, dans une scénographie complexe toute en bois, donnant à voir l’intérieur d’une maison d’un village reculé des Vosges au 18 ième siècle et l’aspect montagne russe du paysage, compose à partir des écrits de Büchner, du poète Lenz et du pasteur Oberlin, un texte relatant le séjour de Lenz, poète solitaire, asocial, torturé par ses conflits intérieurs chez le pasteur Oberlin. Deux mondes s’affrontent : l’un organisé tournant autour de la religion où l’on ne cesse de remercier notamment pour les nourritures terrestres et spirituelles (tout se passe autour de la table où on mange, prie, dort), l’autre déjanté, sans illusion sur l’évolution sociale, accroché à ses écrits comme à une bouée de sauvetage, hors du temps des horloges comme « ensauvagé » avec des réactions de bête blessée. La perception du monde du pasteur et de sa famille est remise en question car la foi ne peut être un salut pour Lenz…La musique est omniprésente, elle alterne entre chants religieux et percussions, c’est la résonance de deux mondes, un appel à la rencontre qui entre avec finesse dans la problématique posée. L’espace est toujours habité et les acteurs sont vifs, empreints d’une dignité silencieuse qui valorise leur questionnement intérieur. Dialogues et récit sautant la chronologie alternent avec bonheur. Une distribution homogène conforte ce spectacle de facture classique, avec une mention spéciale à Markus Meyer qui campe un Lenz survolté, fracassé par la vie.
Tristesses
Jeune metteur en scène danoise, Anne-Cécile Vandalem aborde la relation de la tristesse et du pouvoir, « l’attristement des peuples » est considérée comme la plus grande arme politique actuelle (tiens, tiens !) car elle conduit à la haine, la désespérance et l’impuissance, les pouvoirs politiques notamment les partis ayant alors tout loisir de l’exploiter. Nous voilà dans l’île Tristesses où il ne reste plus que huit habitants faute d’activité économique. Trois maisons et une église constituent le décor. Une femme est retrouvée pendue : suicide, meurtre ? Avec l’arrivée de la responsable d’un parti d’extrême droite, native de l’île, qui de fait entretient les habitants on découvrira peu à peu beaucoup d’exactions où les intérêts particuliers ont été privilégiés par rapport aux intérêts publics : détournement de fonds, faillite programmée des abattoirs…Comme toujours des victimes et des profiteurs qui vont s’entretuer au propre et au figuré. L’histoire est racontée comme un polar avec vidéo (encore) et musiciens et chanteuse sur scène (ça alors). Le spectateur grâce à des caméras voit aussi ce qui se passe à l’intérieur des maisons et est projeté sur l’écran : comme les acteurs il est cerné, envahi par l’omniprésence d’un quotidien parfois loufoque, transformant la messe en psychodrame, détournant les rituels pour mieux en montrer l’hypocrisie …Ici la névrose est collective et le passé chargé. C’est rondement mené, avec humour, avec un petit côté série. Las, las, la manipulation et le populisme ont encore de beaux jours devant eux.
L’Institut Benjamenta
L’austère institut Benjamenta est une école où l’on forme les domestiques, on y apprend la soumission, la dépréciation de soi. Du roman de Walser, raconté le plus souvent comme un journal intime, Bérangère Vantusso a valorisé la dialectique du maître et de l’esclave à l’extrême, utilisant des marionnettes à côté des acteurs. La belle idée c’est à la fois d’en avoir fait des personnages servant à l’apprentissage, hommes troncs que l’on sort de boîtes comme on sort des chaussures et qu’on met devant soi ( la manipulation est saisissante) et d’avoir multiplié en 15 exemplaires, Jacob le pensionnaire qui démolit le système et qui est l’auteur du journal. On est entre fiction et réalité, jouant à la fois du symbolisme traditionnel qu’introduit la marionnette et de la trivialité de la reproduction. Nous voilà manipulés. Dommage que ce soit un peu long.
Du côté du off
Abondance de biens ne nuit pas ! Notre choix est volontairement hétéroclite. Loin des choix esthétiques relativement codés qu’on trouve dans le in, c’est ici le règne de la diversité.
Dom Juan et les clowns
Mario Gonzalès entraine la compagnie Miranda dans son univers circassien nourri de commedia dell’arte : on retrouve la piste, les clowns et leurs nezs rouges, la fanfare, le dressage, le quiproquo, les masques. C’est rondement mené avec un Dom Juan plus vrp qu’aristocrate, plus dragueur bas de gamme que libertin, une Elvire pot de colle et un Sganarelle dans la tradition moliéresque. Tous incluent dans leur jeu un parti pris de ridicule. On en oublie parfois la volonté de Dom Juan d’échapper à une société corsetée. On le perçoit plus dans le « chiche », le pari, que dans une démarche de défi existentiel et de défense d’une liberté sans limites. Cela ne gâte en rien notre plaisir.
J’habitais une petite maison sans grâce, j’aimais le boudin
Derrière ce titre « so fun » se cache l’histoire de l’enfance de Jean Marie Piemme décrite dans son livre « Spoutnik ». Le bassin liégeois, « pays de l’usine », la filiation, la famille, la maison sans grâce, la fabrication du boudin, nous voilà dans l’anecdote. Pas que. C’est aussi avec l’actualité des usines, d’Arcelor Mittal, la fin d’un monde ouvrier et de son histoire. Le petit garçon se raconte mais on échappe au seul en scène avec deux présences qui non seulement matérialisent la figure du père et de la mère dans le passé mais sont aussi des personnages qui croisent à un moment donné l’enfant. La répartition du texte, la différence des voix des trois personnes en scène créent des ruptures dans le récit, donnant des points d’appui de jeu à ce dernier sans en nier son rôle de fil conducteur puis que personnages ne parlent pas entre eux. La vidéo s’appuie sur la scénographie hyperréaliste de la reconstitution d’un morceau de cuisine, s’y introduit avec le souvenir fiction, le souvenir document, le présent du récitant et utilise un travail de lumière incluant le décor. La musique jouée sur le plateau fait appel à des musiques de l’époque et à des compositions originales avec des incursions d’un joli « parler-chanter blues ». Belle histoire d’affranchissement voulue par le père de Jean Marie Piemme : « Nous étions l’aile avancée d’un prolétariat qui rêve de ne plus l’être, mais n’entend pas pour autant s’arracher à ses racines ». Au service de cette évocation joyeuse qui se garde de sombrer dans la plainte ou la nostalgie, deux comédiens et un musicien talentueux et des effets techniques réglés de main de maître qui font honneur au savoir- faire du théâtre Varia.
L’illusion comique
Christine Berg donne à voir la pièce la plus insolite de Corneille, baroque en diable, dans sa première version. Des acteurs et un musicien chevronnés, tous passés par de grandes écoles, un scénographe accompagnant souvent le directeur du festival d’Avignon dans ses créations, voilà de la matière pour faire théâtre. On ne racontera pas par le menu l’histoire compliquée et sujette à rebondissements : sachons seulement qu’un père Pridamant recherche son fils Clindor et fait appel au magicien Alcandre pour le retrouver… Quatre petits théâtres mobiles et transformables, une boîte magique sont au service de quiproquos, de travestissements et jeux de rôle où l’on multiplie les identités, les troublent en utilisant la vidéo, les ombres, les photos. C’est un joyeux bazar, théâtral en diable où, à l’instar du metteur en scène on oublie le père pour suivre le fils qui fanfaronne et teste son père. On meurt, on ressuscite car on est dans l’illusion du théâtre, donneur d’une belle leçon de vie. Cela reste un peu compliqué pour le spectateur avec un petit sentiment de frustration de voir les acteurs tant s’amuser quand on est sagement assis ! Juste retour des choses non dénué de malice.
Du côté d’Hassane Kouyaté
Une présence Tropiques-atrium bien orchestrée avec du public dans les deux spectacles vus (Suzanne Césaire et Quatre heures du matin) sur lesquels on posera juste deux petites remarques puisqu’ils ont déjà bénéficié de critiques.
D’une part une belle unité d’actrices jouant avec beaucoup de complicité dans la prise de parole sur un texte du poète Daniel Maximin qui a commis un si beau livre sur Suzanne Césaire .Le texte théâtral ne reflète cependant pas assez la pugnacité de Suzanne, sa proximité avec Fanon, sa parole politique sans concession. On y gagne sans doute en harmonie et en ouverture à l’ensemble des spectateurs. D’autre part dans 4 heures du matin, au-delà de la performance d’Abdon Fortuné Koumbla sur un texte judicieusement choisi, notre confirmation d’un Kouyaté sage en mise en scène et subtil directeur d’acteurs, une chance aussi pour la formation de jeunes martiniquais.
Voyage dans une mémoire
A la chapelle du verbe incarné, théâtre des outre-mer en Avignon, Greg Germain son directeur reprend le service…sur le plateau comme acteur d’un spectacle qu’il a concocté en poésie sur les écrits qui ont peuplé son imaginaire. Un plateau nu avec un fauteuil et un homme debout, en simple tenue de ville, délimite l’espace non avec du rhum mais de la craie en poudre… Le ton est donné, ce sera celui de la sobriété, de l’affirmation d’une appartenance à l’Outre-mer et à la poésie. Une double filiation : celle du territoire et celle du voyage en littérature et poésie qui ouvre les portes du Tout Monde. Le choix des textes, éclectique, lié à des rencontres, des lectures, des apprentissages de la vie est ponctué de souvenirs. On y croise Hugo à Waterloo, pousse une porte avec Musset, joue au cadavre exquis avec Breton, combat avec Césaire jusqu’au bout du petit matin. Se glissent insolemment les îles et les territoires d’Outremer pour affirmer la richesse d’écrits et de terres singulières. Glissant toujours présent avec les sociétés de créolisation, Derek Walcott, Chamoiseau et son molosse. Il y a des pierres taillées amérindiennes et des mal finis, le tambour parfois comme un rappel nécessaire de la rébellion, le Buffalo soldier de Bob Marley : tout un univers donné avec respect et amour. Greg Germain a fait le choix de n’être pas statique (tant mieux) et de dire les textes dans la même tonalité cela se défend mais rend parfois l’écoute plus difficile.
Dominique Daeschler