— Par Michèle Bigot —
Cie La Part des Anges
Le Merlan, scène nationale de Marseille, 5-6 avril 2017
A l’origine de ce projet, le combat exemplaire d’une femme-courage, Irène Frachon, médecin pneumologue qui, inquiète de voir souffrir et mourir de jeunes patients dans son CHU, découvre que tous ont consommé du Médiator sur prescription médicale : le supposé médicament était censé les faire maigrir ! Certes, ils ont maigri, mais ils ont aussi contracté une valvulopathie cardiaque qui les a gravement handicapés et a tué nombre d’entre eux. Son combat commence, qui va l’opposer au laboratoire Servier : elle va découvrir les conflits d’intérêt, le cynisme et la mauvaise foi dans toute sa splendeur. Le double jeu de certains médecins et les dysfonctionnements de l’ANSM, aussi. Le scandale éclate : 5 millions de personnes auraient consommé cet antidiabétique et le Médiator pourrait avoir tué au final entre 1000 et 2000 personnes.
En 2010, Irène Frachon publie son livre aux éditions Dialogues : Médiator, 150mg. Combien de morts ?
EN 2014, Pauline Bureau voit Irène Frachon à la télévision. Elle reconnaît en elle une héroïne telle qu’elle les aime dans la vie et au théâtre. Elle la rencontre : Irène Frachon lui raconte son combat et son quotidien de médecin qui reçoit quotidiennement des messages de patients lui donnant des nouvelles et racontant leur calvaire de malades et de victimes en butte aux experts. Son dévouement total et sa rare empathie pour les malades la touchent au cœur.
La metteure en scène commence alors sa propre enquête : elle aussi rencontre les victimes du Médiator. L’une d’elles avait son âge, 37 ans quand elle a été opérée à cœur ouvert. L’idée du texte est née : l’histoire est pathétique et vécue. Deux héroïnes se disputent le rôle de protagoniste, la pneumologue Irène Frachon (Catherine Vinatier) et la victime, Claire Tabard (Marie Nicolle). Deux intrigues évoluent en parallèle : le combat d’Irène Frachon dans le soutien des victimes et contre le cynisme des institutions et du laboratoire Servier, et le calvaire de Claire, depuis son accouchement jusqu’à son opération, son combat et sa victoire devant le tribunal des experts. Mais au-delà de l’histoire du médiator, ce texte ouvre aussi le débat sur la condition des femmes : il s’agit de mettre en lumière la tyrannie que la norme et le discours masculin imposent au corps des femmes. Claire en est la victime exemplaire mais elle est aussi l’héroïne de la révolte contre cette tyrannie. Son cheminement est celui d’une femme honteuse, prisonnière des normes physiques drastiques, qui se dévalorise depuis son enfance mais qui, à la faveur de la tragédie du médiator, se réapproprie son corps et l’estime de soi.
On a donc là un théâtre qui réussit magistralement à allier le document social et la dimension psychologique. L’histoire de Claire est emblématique de la condition féminine, mais elle est en même temps touchante. L’empathie est immédiate, à la fois vis-à-vis de cette femme héroïque qu’est Irène Frachon et vis-à-vis de cette victime qu’est Claire : certes une femme ordinaire, mais c’est justement par là qu’elle nous touche. Ce qui brise sa vie nous concerne tous. Sa souffrance morale, sa douleur physique sont exprimées dans des termes d’une vérité incontestable. Dans un style sobre et naturel, elle exprime la perte, le désarroi, la honte. Nulle ostentation, une modestie des plus convaincantes. C’est la vraie vie qui s’exprime en direct sur le plateau. La vérité a des accents qui ne trompent pas !
Alors quelle mise en scène pour un texte aussi puissant ? L’ensemble de la scénographie, des choix esthétiques, de la musique repose sur le même parti pris de simplicité ; il s’agit de naviguer entre le double écueil du naturalisme et du pathétique. Saupoudrant habilement les notes réalistes et poétiques, Pauline Bureau trouve cet équilibre, servie en cela par le jeu admirable de ses comédiens. Direction d’acteur précise, sobre : on recherche le naturel, pas le spectaculaire. Mais le naturel est servi par la nécessaire illusion. En milieu de plateau un praticable qui servira à la fois d’estrade à une scène seconde dominant la scène principale et de support à un jeu de rideaux-écrans, tout à la fois séparation et surface de projection. Ce qui se dit ainsi, c’est le partage entre dedans et dehors, intimité et jeu social. Cette division de l’espace illustre à la fois le dédoublement de l’intrigue (le combat social d’I. Frachon et la vie de Claire) et le jeu d’aller-retour entre le particulier et le général. A travers cette histoire singulière, c’est tout un pan de la vie sociale qui se manifeste en pleine lumière : les enjeux de santé publique, les intérêts privés, la corruption, l’aliénation de la femme dans son image et dans son corps. On est frappé par l’intelligence de la scénographie, osant le plus dangereux (l’opération à cœur ouvert sur le plateau), le plus dramatique (les débats du tribunal d’expert), le plus touchant (les aveux de Claire quant à l’angoisse existentielle, la misère affective et sexuelle qui la plombent). Tout cela est rendu possible et crédible par le subtil équilibre entre réalisme et illusion théâtrale, et par le jeu incomparable des acteurs. Spectacle véritablement politique, au sens le plus noble du terme. On parle ici du politique et non de la politique, s’entend !
Coup de chapeau à Pauline Bureau, qui n’en est pas à son coup d’essai et dont on attend toujours le meilleur !
Michèle Bigot