— par Janine Bailly —
De ce titre énigmatique, proposé par Ricardo Miranda pour sa nouvelle création, nous n’aurons l’explication qu’assez tardivement , dans un des rares passages parlés de ce théâtre dansé — ou de cette danse théâtralisée ? Recherche, pour dire la femme dans un univers d’hommes, d’une forme singulière qui, si elle ne semble pas toujours très bien aboutie, a le mérite d’être servie avec enthousiasme et sincérité par trois complices, soit deux femmes, Lindy et Émilie, et un homme, Ricardo lui-même.
Pourquoi donc Ève serait-elle « la pire de toutes » ? Présentée comme figure inverse de Lilith, cette Ève-là, cette « côtelette cruche », avatar de son Adam, incarnerait une forme de soumission, plus signifiante qu’une certaine histoire de pomme, encore que ce “coup de la pomme” ne soit pas oublié — fruit vert à croquer sauvagement par les trois protagonistes, et panier de fruits jaunes déversé sur la tête de la coupable ! Lilith, elle, se targue d’avoir été la toute première, créée non d’une côte de l’homme mais pétrie de la même argile que lui, et donc mise au monde pour être son égale. Est-ce pour cela que son personnage ne sortira de scène qu’après avoir été revêtu d’un costume masculin ? Présente dans de nombreuses mythologies, Lilith compagne d’Adam, en quelque sorte “détrônée” par Ève, devint la première démone, qualifiée aussi dans les textes de “terrible succube séductrice”. Le mythe semble ici inversé, par le titre qui attribue à l’une le qualificatif de l’autre.
Le spectacle ne nous invite-t-il pas, par la caricature de ce qu’on prétend être le rôle assigné à la femme dans nos sociétés occidentales, à un renversement de certaines de nos valeurs ? Plus qu’une histoire construite, la pièce se présente comme une suite de tableaux, judicieux quoique plus ou moins convaincants, plus ou moins réussis, parfois trop convenus. En ouverture, une mère qu’un fils appelle à faire le ménage dans la maison, et dans cette salle de bain omniprésente sur scène, un duo que l’on retrouvera en épilogue du spectacle. Des bébés à éduquer, à remettre dans ce droit chemin où la poupée revient à la fille, le ballon au garçon, et où ni l’un ni l’autre — mais plus encore la petite fille — ne devrait soupçonner qu’il a un sexe. Des femmes mannequins au costume de fausse nudité, assez tristes poupées gonflables, et que l’homme — Adam ou Dieu ? — manipule à son gré, sans délicatesse aucune. Qui sont violentées et battues. Des femmes face à l’épilation consentie ou non, de celles que l’on persuaderait de renforcer, via le silicone, des appâts mammaires et fessiers trouvés trop maigres. Qui se verraient confrontées au problème des règles, jugées pures ou impures, souhaitées ou refusées en preuve de féminité, des règles dont vous êtes fière ou qui vous font honte. Vieillies enfin, elles s’adresseraient aux jeunes filles de la salle, leur conseillant « d’être et non de faire ».
Comme à son habitude, et cela contribue à sa force, le metteur en scène ne craint ni la crudité des mots, ni celle des images qu’il compose, parfois jusqu’à un grotesque assumé et pour son propos nécessaire. Je dirai là le bébé Ricardo gazouillant dans sa couche, les danseuses en court tutu de tulle posant assez sottement façon Edgar Degas, les règles figurées par des rubans rouges couverts ou découverts entre les jambes de supposées adolescentes. De ce qui pourrait à certains déplaire, de ce qui pourrait perturber chacun, la chorégraphie qui lie et trace les tableaux vient heureusement désamorcer les excès, d’autant plus que le langage des corps supplée à l’absence majoritaire de dialogues (dont l’un, ce soir-là, nous fut hélas dérobé par une pluie sonore tambourinant sans pitié sur le toit du théâtre Aimé Césaire).
Être femme, poursuivre le travail entrepris par nos mères ou nos grands-mères, trouver sa juste place au monde, affirmer haut et fort son identité, c’est bien là un des enjeux de ce siècle qui ne fait encore que commencer !
Janine Bailly, Fort-de-France, le 25 février 2018
Photos Paul Chéneau