— Par Scarlett Jesus —
« Femme, enjeu sociétal », tel est le titre de l’exposition de peinture que présente Corentin Faye, sous son nom d’artiste Mister Co, à la galerie L’art s’en mêle, au Gosier.
Un tel titre pose la question de la place de la femme dans la société (en général). Une telle question renvoie, d’une part, à celle de l’égalité entre les hommes et les femmes, et d’autre part à s’interroger sur les domaines dans lesquels l’activité de la femme peut s’exercer.
Comment un artiste, homme et sénégalais vivant en Guadeloupe, peut-il se positionner ? Et, tout d’abord, comment en est-il venu à se poser une telle question ?
Corentin Faye est né en Basse Casamance, à Bignona. Par ailleurs musicien, il peint professionnellement depuis 2000, ayant installé son atelier sur l’île de Gorée, dans l’ancienne résidence du Gouverneur de la Colonie française. En 2018, à Puteaux au Petit Club Africain, son exposition s’intitule déjà « Gorée la métisse ». L’année suivante nous le retrouvons en Guadeloupe, à Saint-Claude, sa femme y travaillant. Il expose en duo, avec Gabriel Baptiste, à Bouillante, en février-mars 2021. L’exposition d’une bonne trentaine de toiles de tout format, est la seconde qu’il présente en solo, à la Galerie l’Art s’en mêle.
Or, il se trouve que, en Casamance aussi bien qu’à Gorée, des femmes ont joué un rôle de premier plan dans la société. A l’exemple d’Aline Sitoé Diatta, prêtresse et résistante à la domination coloniale en Casamance, qui fut déportée en 1943. Et, à Gorée, comme à Saint-Louis, des femmes métisses réputées pour leur beauté et compagnes des premiers colons blancs, les Signares -auxquelles l’historien Guillaume Vial a, récemment, consacré un ouvrage[i], s’étaient organisées entre 1750-1850 en communautés puissantes. Elles bénéficiaient de privilèges leur permettant de pratiquer le commerce entre les Portugais et Africains, et ce en dépit du régime imposé de l’Exclusif des comptoirs.
L’exposition « Femme, enjeu social », va donc permettre à Mister Co de promouvoir la beauté et le pouvoir de la femme, tout en s’inscrivant en faux contre certains clichés de l’Occidental sur la femme africaine. Elle lui permet aussi de contredire le Président Sarkozy qui prétendait, par ignorance, que « le drame de l’Afrique c’est que l’Africain n’est pas encore suffisamment entré dans l’Histoire ». De même que la Guadeloupe a eu la mulâtresse Solitude, Gorée a eu elle aussi ses héroïnes méconnues, comme Anne Pépin.
Une série de 4 toiles concernant le Darfour témoignent de l’intérêt que l’artiste porte aux conflits se déroulant sur le continent africain. Sur l’une d’entre elles, de petit format et réalisée à l’huile, intitulée « Darfour, femmes dans la tempête du désert », on voit, dans un paysage dénudé laissant entrevoir à l’horizon les lueurs d’un village incendié, trois silhouettes de profil de femmes voilées. Elles fuient les combats tout autant que les menaces de viols, devenus armes de guerre, celle qui s’avance en tête serrant auprès d’elle, pour la protéger, sa fillette. L’artiste s’affiche ainsi comme un fervent défenseur de la paix. L’exposition peut ensuite décliner deux thèmes : celui, historique des Signares de Gorée, puis celui de la femme actuelle et de sa place dans la société africaine.
La série « Epopée desSignares », s’inspirant de gravures d’époque est peinte au couteau, l’artiste utilisant exclusivement, et de façon très contrastée, deux couleurs en référence au métissage des personnages : le noir et le blanc. On y reconnaît, avec son escalier et ses arches, ses entrepôts du rez-de-chaussée et ses pièces d’habitation à l’étage, le bâtiment faussement dénommé « la Maison des Esclaves » et qui fut la maison d’Anna Colas Pépin. La toile reprend la représentation qu’en a donné Hastrel Nousveaux, en 1839. On peut identifier sans peine les Signares, reconnaissables à leurs amples robes, leurs châles et leurs coiffes inspirées de la tiare papale, ainsi que leurs esclaves occupées à différentes tâches ménagères. Une autre toile, utilisée pour l’affiche de l’exposition, représente une fête grandiose, appelée folgar, donnée par ces femmes richement habillées. On peut s’interroger sur l’objectif qu’a poursuivi par Corentin Faye à travers ces remix de l’époque coloniale.
Dans la série suivante nous trouvons des compositions à plusieurs personnages : groupe de musiciennes (« Symphonie mystique »), de mannequins ou encore cérémonie de magie (« Inquiétude d’une voyante »). Sur ces toiles tous les visages sont blancs, masqués par des cauris, emblèmes féminins par excellence (et métaphore du sexe de la femme), mais aussi monnaie d’échange traditionnelle dans le passé, rappelant donc l’activité commerciale de ces communautés de riches commerçantes. Le blanc immaculé des cauris et des pagnes fait contraste avec le noir profond de cheveux défrisés, tandis que d’élégants drapés d’un rouge flamboyant dévoilent la nudité de corps d’une extrême pâleur. En associant le rouge, symbole de pouvoir par excellence, au blanc et au noir, symboles à la fois de vie et de mort, Mister Co compose des tableaux qui exhibent la puissance de la Femme, muse et sorcière, tantôt furie déchaînée susceptible d’entrer en transes, tantôt prêtresse mystique. A côté de ces compositions d’ensemble quelques tableaux font le choix d’un seul personnage. Il s’agit alors de « nus », assis ou allongés, les modèles adoptant les postures académiques propres à la peinture occidentale.
En délaissant momentanément les installations auxquelles il s’était adonné précédemment et en se tournant vers la pratique plus traditionnelle de la peinture figurative, Mister Co reprend à son compte un langage pictural qui fut celui du colonisateur. Ce faisant il bouscule la vision traditionnelle portée, depuis la Guadeloupe, sur l’art africain, l’Afrique, Gorée et la femme africaine. Il invite le public à découvrir l’existence d’une forme de matriarcat ayant existé au Sénégal, et par là à s’interroger sur d’éventuels rapprochements avec la place qu’occupent la femme « poteau mitan » tout autant que celle des mulâtres dans nos sociétés guadeloupéenne et martiniquaise. Nul doute que ce questionnement -hors des sentiers battus-, posé par un artiste africain vivant en Guadeloupe, soit à la fois très contemporain et très stimulant. Se pose finalement la question : quelle sera la société de demain dans nos îles et quel rôle les femmes y joueront-elle ?
Scarlett Jesus, critique d’art, 13 janvier 2022.
[i] Guillaume Vial, Femmes d’influence : les signares de Saint-Louis du Sénégal et de Gorée, XVIIIe– XIXe siècle, étude critique d’une identité, 2019, Paris, éd. Hémisphère.