— Par Hélène Lemoine —
Dans Miséricorde, Alain Guiraudie livre une œuvre subtile et déstabilisante, un conte macabre où se croisent le désir, la mort et la solitude, dans un décor à la fois intime et oppressant. Le film, adapté d’un segment de son roman Rabalaïre, nous plonge dans un village perdu, où les corps et les désirs s’entrelacent et se confondent, dans une tension palpable entre l’envie de posséder et la crainte de perdre.
L’histoire commence dans l’automne moite de Saint Martial, où Jérémie, boulanger trentenaire venu de Toulouse, revient pour l’enterrement de son ancien patron. Ce retour, apparemment anodin, réveille de vieilles blessures et des désirs enfouis. Hébergé par la veuve du défunt, Martine (Catherine Frot), Jérémie se retrouve au cœur d’un triangle de relations complexes. Le fils de la défunte, Vincent (Jean-Baptiste Durand), voit d’un mauvais œil la présence de son ancien ami d’enfance, qu’il soupçonne de vouloir séduire sa mère. La tension entre eux s’intensifie, accentuée par l’ombre du désir refoulé de Jérémie pour plusieurs des habitants du village.
Guiraudie s’appuie sur l’archétype du village comme espace clos et figé, où les personnages, tout en répondant à des rôles familiers – la veuve, le fils jaloux, le curé dévoué –, se singularisent par leurs jeux de désir et de possession. À l’image de L’Inconnu du lac ou Rester vertical, le cinéaste met en lumière une sexualité floue, entre non-dits et pulsions inassouvies. Mais ici, contrairement à ses précédents films, le désir ne culmine pas dans l’acte sexuel. Il se déploie plutôt dans des gestes, des regards, des attentes non comblées, un mystère qu’il n’est pas question de résoudre, mais de traverser.
Ce qui fascine dans Miséricorde, c’est le jeu subtil entre l’apparence d’un quotidien rural et la présence d’une violence latente, où la forêt, lieu de passage et d’incertitude, devient le véritable centre du film. La brume et la lumière tamisée d’un automne mourant semblent encapsuler les états d’âme des personnages, englués dans leurs désirs, leur culpabilité et leurs secrets. La forêt, tantôt accueillante, tantôt menaçante, devient le lieu où les personnages se confrontent à la nature même de leur existence. C’est dans ce décor étrange et hypnotique que les corps se croisent, se cherchent et se fuient, portés par une tension entre l’extériorité du monde et l’intimité du désir.
Le film déploie aussi une réflexion sur la spiritualité et le pardon, portée par le personnage du curé (Jacques Develay), figure centrale et paradoxale. Dans une scène bouleversante, le prêtre, d’abord discret et effacé, finit par offrir à Jérémie, l’objet de son désir, une forme de miséricorde qui n’est ni cathartique ni absolue, mais profondément humaine. La tendresse du curé, loin de se limiter à une simple rédemption religieuse, devient un acte de pure générosité, une acceptation du désir tel qu’il est, dans sa forme la plus brutale et inavouée.
Le film, par son écriture élégante et décalée, interroge la frontière entre le sacré et le profane, entre l’amour et la possession. Ce n’est pas le pardon qui est au cœur de Miséricorde, mais un regard qui accepte l’autre dans sa totalité, sans jugement. Jérémie, figure ambiguë de la jeunesse retrouvée, devient l’instrument d’une réconciliation avec ce qui est refoulé, nié, mais irrésistiblement présent. Dans ce film d’une grande beauté visuelle, où chaque plan semble sculpté à la fois pour l’œil et pour l’âme, Guiraudie nous invite à une aventure spirituelle et sensorielle, traversée par des frissons érotiques et une douce mélancolie.
Miséricorde est un film de désir, un film de deuil, un film de corps. Un film où l’on se cherche, où l’on se trouve parfois, mais surtout, où l’on se perd, dans un mystère aussi fascinant qu’insondable. C’est un lieu où la lumière et l’ombre se confondent, où l’on ne sait jamais exactement si l’on est en train de vivre une étreinte ou de se perdre dans les méandres d’une folie douce. Avec ce film, Guiraudie nous propose une balade sensorielle et spirituelle qui interroge autant nos désirs inavoués que notre capacité à accepter l’autre dans sa vulnérabilité la plus intime.