— Par Baptiste Eychart —
Marxisme,orientalisme, cosmopolitisme. de Gilbert Achcar, Actes Sud, 256 pages, 21 euros.
Il est paradoxal que l’orientalisme soit aussi diffus de nos jours alors qu’il a fait l’objet de critiques aussi vigoureuses que justifiées, notamment sous la plume d’Edward Saïd. On pouvait croire que les conceptions
aux relents manifestement coloniaux qui font de l’Orient un « autre » totalement antinomique au monde occidental n’étaient plus tenables. Que l’accès aux indépendances pour lesquelles s’étaient battus les peuples du Sud avait démontré que l’Orient n’était en rien figé hors de l’histoire. Or il n’en est rien puisque l’on sait que orientalisme subsiste, que cela soit sous une forme universitaire et sophistiquée – on pense aux travaux de Bernard Lewis -. ou sous une forme vulgaire à destination du grand public à la manière de la presse de droite telle que le Point ou Valeurs actuelles.
Gilbert Achcar a donc toutes les raisons de revenir sur la question dans un recueil d’articles que viennent de publier les éditions Actes Sud : Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme. Acceptant les conclusions d’Edward Saïd sur l’orientalisme, il en pointe toutefois avec honnêteté un certain nombre de faiblesses: une connaissance bien plus profonde de la littérature que de la philosophie et de vraies insuffisances clans le domaine des sciences sociales. Achcar revient tout particulièrement sur l’accusation d' » orientalisme « lancé par Saïd envers Karl Marx et sur le prétendu » eurocentrisme « de ce dernier. On peut certes tout à fait concéder un « eurocentrisme épistémique » chez Marx et Engels: leurs outils intellectuels et leur expérience humaine étaient indéniablement « européens ». comme ceux de la majorité des Européens au XIXè siècle. Mais leur eurocentrisme n’était en rien « suprémaciste » et ne prônait nullement une domination occidentale, sur le monde. Comment pourrait-on qualifier de « suprémaciste » occidental un Karl Marx qui a soutenu la révolte indienne des Cipayes contre impérialisme britannique (1857) et qui en a fait de même lorsque les Chinois ont subi la seconde guerre de l’opium?
Marx orientaliste ?
Il est vrai que chez le premier Marx, on trouve des références issues de l’orientalisme – notamment Hegel-, notant lorsqu’il évoque des » sociétés orientales immobiles » contrastant avec le dynamisme capitaliste européen. Le concept clé » mode de production asiatique » à pu parfois être envisagé comme le couronnement
d’une telle démarche. Gilbert Achcar montre bien que Marx est allé en s’émancipant de telles prémices, notamment par l’observation de l’actualité immédiate, mais aussi par clés lectures attentives, tout particulièrement sur les structures socio-économiques indiennes ou algériennes. Une telle trajectoire correspond aux principes méthodologiques marxiens: il n’y a pas lieu de fixer une essence prétendument propre à un peuple ou à une civilisation dans une culture ou une religion. Aucune société, aucune formation
sociale n’est réductible à sa religion, à sa culture ou à ses mentalités. Il y aurait un » idéalisme méthodologique » inacceptable pour lui évidemment.
L’auteur remarque que la « répudiation sommaire de Marx par Saïd était d’autant moins légitime que plusieurs de ceux dont il s’était directement inspiré pour sa critique de l’orientalisme considéraient Marx comme leur principale référence méthodologique « (p. 98). Mais Saïd connaissait en fait très peu Marx, et son militantisme politique principalement inscrit dans le cadre de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine
-NDLR) ainsi que son inscription professionnelle dans le monde universitaire états-unien excluaient sans doute qu’il en soit autrement.
L« affinité élective » de l’islam politique
La critique de orientalisme n’implique pas pour autant de mettre totalement de côté la question du rôle de la religion et des mentalités dans les processus sociaux. Cette question est l’objet de remarques très pertinentes de Gilbert Achcar. II est difficile de nier le rôle de la religion musulmane dans la situation des pays du Maghreb et du Proche-Orient et, même lorsque l’on adopte une démarche matérialiste, il faut s’y confronter. Sans exclure du tout d’autres facteurs tels que les blocages économiques et sociaux ou le contexte économique, l’auteur remarque le poids très régressif d’un certain islam qui a indéniablement le vent en poupe. « Régressif » est ici à prendre quasiment au sens propre: »Tous les courants de l’intégrisme islamique se dédient pareillement à ce qui peut être décrit comme étant essentiellement une « utopie médiévale réactionnaire« , c’est-à-dire un projet de société imaginaire et mythique qui n’est pas tourné vers le futur mais vers le passé médiéval. Tous cherchent à réinstaurer sur terre la société et l’État mythifié de l’islam des premiers temps. « Il y a sur ce point. une sorte d’analogie formelle avec la théologie de la libération mais la comparaison s’arrête là: la théologie de la libération chrétienne prend pour modèle les premières communautés chrétiennes caractérisées par une forme de « communisme d’amour ». L islam des origines, bien que comprenant des notions de charité et de solidarité, est avant tout belliqueux: son modèle socio-politique – le prophète Muhamnrad – est celui d’un homme tour à tour marchand, puis guerrier. Gilbert Achcar choisit judicieusement de parler d’ » affinité élective » pour désigner le rapport entre le premier christianisme et le socialisme; manifestement une telle affinité élective n’existe pas avec l’islam intégriste qui ne s’allie pas avec la gauche mais la combat et la détruit dès qu’il le peut.
L’affinité élective n’est pas un rapport de coextensivité total: l’auteur admet tout à la fois la possibilité d’autres versions de l’islam que celles des wahhabites ou des mollahs iraniens, et ce d’autant plus que ces versions de l’islam ont déjà existé. Et il fait remarquer que très tôt. dans les premiers temps du christianisme, des versions conservatrices sont apparues. Il ne s’agit donc pas de » condamner » Ia religion musulmane, qui est celle de plus d’un milliard d’hommes, et de défendre le christianisme, rnais de mieux comprendre l’impact du religieux quand il quitte la sphère de la piété privée pour rentrer dans le champ politique.
Baptiste Eychart