— par Janine Bailly —
Quand tu vas au cinéma, tu peux te laisser bercer par le défilement des images, te satisfaire de l’histoire qui au premier degré t’est racontée. Tu peux aussi, spectateur actif, chercher ce qui se cache derrière ces images, et que le réalisateur n’a pas choisi de te délivrer trop crûment. Pas à pas tu construis toi-même le sens. Petit Poucet des salles obscures, tu suis les cailloux semés sur le chemin, et qui te mènent au cœur même du propos. Le film alors te délivre sa « substantifique moelle » ! Il en va ainsi de deux productions récentes, vues en séance VO, l’une proposée par Madiana, l’autre par Tropiques-Atrium, l’une japonaise, l’autre luso-américaine, l’une traitée en dessin animé, l’autre sous la forme habituelle. Toutes deux présentes à Cannes 2018, l’une à La Quinzaine des Réalisateurs, l’autre à La Semaine de la Critique.
« Miraï, ma petite sœur », du Japonais Mamoru Hosoda, est ciselé comme un petit bijou, chaque dessin si minutieusement réalisé que les personnages acquièrent sur l’écran une véritable profondeur, et qu’on se laisse attendrir par l’histoire de Kun, ce petit garçon dont la vie est troublée par la venue au sein de la famille d’un bébé, la petite sœur, nouvel objet de l’affection et de l’attention parentales. Comment partager ce qui n’était jusqu’alors qu’à soi ? Comment vaincre ce sentiment qui fait mal agir, et qui se nomme jalousie ? Caprices, colères, gestes mauvais envers l’intruse dans son berceau, tout sera bon pour manifester son dépit, pour aussi faire que se porte à nouveau sur soi le regard de Papa et Maman.
Mais l’enfant n’est pas seul responsable de ces débordements, la maladresse des adultes le confortant dans sa révolte : plutôt que de lui expliquer, sereine, la fragilité du bébé, Maman retire vivement Miraï du berceau alors que le garçon croyait pouvoir jouer avec elle, lui montrer ses trains-miniatures ou ses livres de sorcières. Grand-père, lui, filme avec amour Miraï, et Kun tente désespérément, par quelque pirouette, de s’inclure dans l’image… Ainsi le réalisateur met à profit l’histoire pour décrire le fonctionnement d’un couple devenu famille. Maman travaille à l’extérieur, et doit parfois s’absenter, laissant Papa gérer tant bien que mal maison et enfants, en sus de son travail sur l’ordinateur. Peu à peu, lui qui ne savait pas même donner un biberon, qui faisait pleurer Miraï chaque fois qu’il la prenait dans ses bras, entre dans son rôle de père accompli qui, au parc, saura au même temps surveiller le bébé et apprendre la bicyclette à son garçon. Alors l’harmonie pourra renaître au sein de la maison.
L’autre propos est la recherche d’identité : comment savoir qui je suis maintenant, quelle est ma place et comment l’accepter ? Pour cela, Kun entre dans son jardin où l’arbre généalogique incarné le transporte dans le passé et le futur. Là il rencontre « Miraï de l’Avenir » — avenir, tel est d’ailleurs le sens du prénom Miraï — qui lui donne son nom de grand frère, statut que de bon cœur il finit par accepter. Là il fait connaissance de Maman dans sa jeunesse, ou de son arrière-grand-père jeune et bel héros de guerre qui l’emmène pour une course folle sur sa moto. Monde magique de l’enfance, où le Chien Yukko, lourd d’expérience, se voit doté de paroles et donne de bons conseils ! Ce qui fera dire à une bien petite fille dans la salle : « Maman, c’est un rêve ? ».
De « Diamantino », œuvre conjointe de Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt, récompensée d’un Grand Prix à Cannes, il fut beaucoup dit et beaucoup écrit, preuve que ce film ne peut laisser indifférent, qui d’ailleurs a partagé les critiques et suscité la controverse. Certains y voient un opus ennuyeux, histoire caricaturale d’un footballeur qui évoquerait un certain CR7, Cristiano Ronaldo icône du sport portugais, un film chaotique, melting-pot de bonnes intentions inabouties parce qu’effleurant pêle-mêle les grands sujets qui sont ceux de notre société malade. D’autres portent au pinacle un film-ovni, novateur, différent de tout ce qu’on a déjà pu voir, qui entrelace volontairement les genres et les traitements de l’image, allant pour ce faire jusqu’à l’utilisation du drone. Un film qui dresse le portrait attachant d’un homme simple, naïf et bon, au physique charismatique d’affiche publicitaire, victime plus que coupable quand bien même il porterait sur ses larges épaules, par la faute d’un penalty crucial raté, la responsabilité de la défaite du Portugal à la dernière coupe du monde.
Je resterai donc dans un juste entre-deux, les séquences de la banalité à la fulgurance me semblant d’inégale valeur, les scènes kitch n’emportant pas mon adhésion, où par exemple ces gros chiots tendres et poilus volent et font voler Diamantino sur le terrain : sur une musique sacrée, ils le transportent vers les buts dans un rose nuage mousseux de barbe à papa. Oui, c’est l’enfance sans doute et ses visions magiques, qui d’ailleurs s’évanouiront quand, de l’adulescent aux tristes yeux de cocker, du puceau qui pleure et son échec et son papa devant les caméras, sortira enfin l’homme. L’homme, par la grâce d’un amour trouvé et partagé, brisera sa coquille mensongère, sa bulle à présent désenchantée. Mais bon… n’ont pas l’heur de me plaire non plus ces séquences parodiques de science-fiction, où des transhumanistes cloneraient le cerveau — censément vide ? — de Diamantino afin d’obtenir l’équipe de foot parfaite qui assurerait la domination portugaise sur le monde.
J’aime en revanche que la métamorphose prenne naissance dans la rencontre sur la mer grise — mais où donc se cache le soleil portugais si touristique ?— avec un canot porteur de réfugiés, en contraste avec le yacht sur lequel naviguent Diamantino et son manager de père, et dont Diamantino dira ne pas savoir ce que cela signifie, tant les stars du football vivent, pas toutes et pas toujours mais trop souvent, dans ce monde à part qui les médiatise à outrance. J’aime que dans une fable cruelle deux sœurs symétriques, dignes de Cruella dans Les 101 Dalmatiens, ou des sœurs maléfiques de Charles Perrault, exploitent de façon éhontée leur frère : sont évoqués ici les Panama Papers. Que soient dites et fustigées la société libérale capitaliste, comme la montée des extrêmes-droites en Europe et dans le monde. J’aime enfin, et surtout, que soient abattues les frontières entre le masculin et le féminin, le « réfugié » Rahim n’étant autre que la belle lesbienne Aisha, d’abord en charge d’espionner un Diamantino présumé coupable d’évasion fiscale. Lesbienne mais prise à son insu au piège romantique de Diamantino. Qu’elle est belle leur nudité noire et blanche venue, dans une sorte d’Eden marin retrouvé, ouvrir sur l’horizon cette histoire protéiforme (en écho opposé à la séquence d’ouverture, qui par un mouvement maîtrisé nous faisait passer de la galaxie à la ville surplombée, puis descendre jusqu’à l’intérieur même du stade, sur la pelouse veloutée en écrin clos offert aux exploits attendus de la star…). Et qu’importe si d’aucuns disent cette fin trop angélique !
Trop loin l’un de l’autre ces deux films que je rapproche ? En dépit des chiens magiques ? De la recherche éperdue de soi ? En dépit de l’inversion par laquelle les personnages dessinés prennent vie tandis que ceux de chair et d’os acquièrent parfois jusqu’à l’épure de ces derniers ?
Fort-de-France, le 8 janvier 2019