Minimalisme et conceptualisme : Adrian Piper, Lion d’or de la Biennale d’Art de Venise

— Par Selim Lander —

El Anatsui, « Fresh and Fading Memories », Palazzo Fortuny, Venice, 2007.(photoOctober Gallery, Londres)On connaît les Lions d’or décernés au festival du film (La Mostra) de Venise. On sait moins que la Biennale d’Art a aussi ses récompenses. Lors de cette 56ème édition, les deux principaux Lions d’or ont été attribués respectivement à El Anatsui et à Adrian Piper. El Anatsui, né en 1944, est ghanéen, installé au Nigeria ; il est à l’heure actuelle l’artiste africain le plus coté et célèbre pour ses tentures métalliques géantes. Le Lion d’or destiné à récompenser l’ensemble de son œuvre lui a été accordé par le comité directeur de la Biennale suivant la proposition du commissaire Okwui Enwezor, lui-même nigerian. Le Lion d’or qui récompense un(e) exposant(e) à la présente Biennale a été attribué, quant à lui, à Adrian Piper, née en 1948, philosophe néo-kantienne en même temps qu’artiste minimaliste et conceptuelle afro-américaine, par un jury de cinq membres choisis par le même Okwui Enwezor. Au-delà de l’origine des personnes en question, nous importent surtout les œuvres qui, à travers les artistes, ont été distinguées. Les rideaux d’El Anatsui – confectionnés à partir de capsules de bouteilles dans un atelier où travaille désormais une quarantaine d’assistants – sont demandés dans le monde entier et les grandes pièces se négocient plus d’un million de dollars. Si l’on retient le critère du marché (incontournable en matière d’art contemporain – mais cela mériterait un article entier), le Lion d’or d’El Anatsui apparaît parfaitement légitime (1). 

Celui d’Adrian Piper semble davantage sujet à controverse. D’abord, on peut penser qu’elle était désignée avant même que le jury ait statué puisqu’elle bénéficiait d’entrée, privilège exorbitant, de deux espaces particuliers pour présenter ses œuvres. Mais de quelles œuvres s’agit-il ?

Exposition "L'Art dégénéré"

Exposition « L’Art dégénéré »

A l’Arsenale, dans une sorte de vestibule, sont disposés trois comptoirs derrière lesquels officient des jeunes personnes munies d’une tablette, chargées d’enregistrer les visiteurs intéressés pour figurer sur le « Probable Trust Registrery ». En bref, il s’agit de donner un certain nombre d’information personnelles qui seront centralisés au sein de l’Adrian Piper Research Archive Foundation (APRAF – Berlin) et rendues publiques seulement dans un siècle. A la clôture du registre (à la fin de la Biennale) l’identité de toutes les personnes enregistrées sera néanmoins communiquée à chacune d’elles et des contacts seront éventuellement possibles entre elles, sous réserve de l’accord de celle que l’on souhaite contacter. Quel est l’intérêt d’un tel registre ? Sans doute nous sommes-nous tenus trop éloignés des modalités les plus sophistiquées de l’art contemporain pour le percevoir… En guise de consolation, si celle-ci paraissait nécessaire, nous remarquerions simplement que, ayant eu à traverser à plusieurs reprises le vestibule en question, passage obligé pour tous les visiteurs de la biennale, nous n’avons jamais vu personne demander à remplir le formulaire d’inscription sur le registre…

Adrian Piper - Everything #21

Adrian Piper – Everything #21

Au Giardini, l’artiste a investi deux murs, les deux autres de cette salle étant occupés par une installation de Fabio Mauri (1926-2009). Sur les deux murs revenant à Adrian Piper sont accrochés quatre tableaux noirs portant chacun 25 fois la même phrase écrite à la main : « Everything will be taken away ». Sur les deux autres murs, d’un côté une formule mathématique absconse inscrite également sur un tableau noir (l’équation du « principe de l’erreur » de Robert Klein), et, en face, une photo géante représentant Goebbels et d’autres dignitaires du régime nazi visitant l’exposition consacrée à « l’art dégénéré » (« Entarte Kunst », Munich 1937). Pour s’en tenir à Adrian Piper, que peut-on penser de son « œuvre », baptisée Everything #21, au-delà de l’hommage – voulu ou non – à Mauri et à sa critique du totalitarisme nazi (2) ? Qu’elle a une intention politique ? Certes. Mais encore ? Faut-il en conclure que l’art est menacé de censure et/ou de disparition pure et simple ? Ma foi, peut-être, mais – soyons béotien jusqu’au bout – s’il ne s’agit que de cet art-là, nous ne pleurerons pas sa perte.

Ils sont de plus en plus nombreux – y compris parmi les connaisseurs avertis et les professionnels de l’art – ceux qui proclament que le roi est nu. Comment se cacher, en effet, que nombre d’artistes contemporains se complaisent dans « le n’importe quoi, le presque rien, l’informe et le monstrueux », selon la formule de Jean Clair, dans un livre iconoclaste, Considérations sur l’état des Beaux-Arts, 1983 (3) ? Un auteur qui sait de quoi il parle puisqu’il fut, entre autre, directeur du musée Picasso à Paris. Le Lion d’or attribué à Adrian Piper consacre une expression artistique prétentieuse et vaine. Vanité que celle qui consiste à ouvrir un registre qui n’intéresse personne. Prétention que celle qui croit faire naître un geste artistique de la répétition 4 x 25 fois de la même phrase empruntée au langage des boutiquiers (« Tout doit disparaître »).

(1) Pour en apprendre davantage : https://culturieuse.wordpress.com/2015/04/08/brahim-el-anatsui-1944-chimamanda-ngozi-adichie-1977-%C2%A7-nigeria/
(2) Sur les problèmes que soulève la juxtaposition des deux œuvres dans une même salle, on lira avec intérêt : http://inferno-magazine.com/2015/05/13/biennale-de-venise-de-fabio-mauri-a-adrian-piper/
(3) Du même, on lira également avec profit, Malaise dans les musées, 2007, L’Hiver de la culture, 2011.