— Par Selim Lander —
On connaît les Lions d’or décernés au festival du film (La Mostra) de Venise. On sait moins que la Biennale d’Art a aussi ses récompenses. Lors de cette 56ème édition, les deux principaux Lions d’or ont été attribués respectivement à El Anatsui et à Adrian Piper. El Anatsui, né en 1944, est ghanéen, installé au Nigeria ; il est à l’heure actuelle l’artiste africain le plus coté et célèbre pour ses tentures métalliques géantes. Le Lion d’or destiné à récompenser l’ensemble de son œuvre lui a été accordé par le comité directeur de la Biennale suivant la proposition du commissaire Okwui Enwezor, lui-même nigerian. Le Lion d’or qui récompense un(e) exposant(e) à la présente Biennale a été attribué, quant à lui, à Adrian Piper, née en 1948, philosophe néo-kantienne en même temps qu’artiste minimaliste et conceptuelle afro-américaine, par un jury de cinq membres choisis par le même Okwui Enwezor. Au-delà de l’origine des personnes en question, nous importent surtout les œuvres qui, à travers les artistes, ont été distinguées. Les rideaux d’El Anatsui – confectionnés à partir de capsules de bouteilles dans un atelier où travaille désormais une quarantaine d’assistants – sont demandés dans le monde entier et les grandes pièces se négocient plus d’un million de dollars. Si l’on retient le critère du marché (incontournable en matière d’art contemporain – mais cela mériterait un article entier), le Lion d’or d’El Anatsui apparaît parfaitement légitime (1).
Celui d’Adrian Piper semble davantage sujet à controverse. D’abord, on peut penser qu’elle était désignée avant même que le jury ait statué puisqu’elle bénéficiait d’entrée, privilège exorbitant, de deux espaces particuliers pour présenter ses œuvres. Mais de quelles œuvres s’agit-il ?
A l’Arsenale, dans une sorte de vestibule, sont disposés trois comptoirs derrière lesquels officient des jeunes personnes munies d’une tablette, chargées d’enregistrer les visiteurs intéressés pour figurer sur le « Probable Trust Registrery ». En bref, il s’agit de donner un certain nombre d’information personnelles qui seront centralisés au sein de l’Adrian Piper Research Archive Foundation (APRAF – Berlin) et rendues publiques seulement dans un siècle. A la clôture du registre (à la fin de la Biennale) l’identité de toutes les personnes enregistrées sera néanmoins communiquée à chacune d’elles et des contacts seront éventuellement possibles entre elles, sous réserve de l’accord de celle que l’on souhaite contacter. Quel est l’intérêt d’un tel registre ? Sans doute nous sommes-nous tenus trop éloignés des modalités les plus sophistiquées de l’art contemporain pour le percevoir… En guise de consolation, si celle-ci paraissait nécessaire, nous remarquerions simplement que, ayant eu à traverser à plusieurs reprises le vestibule en question, passage obligé pour tous les visiteurs de la biennale, nous n’avons jamais vu personne demander à remplir le formulaire d’inscription sur le registre…
Au Giardini, l’artiste a investi deux murs, les deux autres de cette salle étant occupés par une installation de Fabio Mauri (1926-2009). Sur les deux murs revenant à Adrian Piper sont accrochés quatre tableaux noirs portant chacun 25 fois la même phrase écrite à la main : « Everything will be taken away ». Sur les deux autres murs, d’un côté une formule mathématique absconse inscrite également sur un tableau noir (l’équation du « principe de l’erreur » de Robert Klein), et, en face, une photo géante représentant Goebbels et d’autres dignitaires du régime nazi visitant l’exposition consacrée à « l’art dégénéré » (« Entarte Kunst », Munich 1937). Pour s’en tenir à Adrian Piper, que peut-on penser de son « œuvre », baptisée Everything #21, au-delà de l’hommage – voulu ou non – à Mauri et à sa critique du totalitarisme nazi (2) ? Qu’elle a une intention politique ? Certes. Mais encore ? Faut-il en conclure que l’art est menacé de censure et/ou de disparition pure et simple ? Ma foi, peut-être, mais – soyons béotien jusqu’au bout – s’il ne s’agit que de cet art-là, nous ne pleurerons pas sa perte.
Ils sont de plus en plus nombreux – y compris parmi les connaisseurs avertis et les professionnels de l’art – ceux qui proclament que le roi est nu. Comment se cacher, en effet, que nombre d’artistes contemporains se complaisent dans « le n’importe quoi, le presque rien, l’informe et le monstrueux », selon la formule de Jean Clair, dans un livre iconoclaste, Considérations sur l’état des Beaux-Arts, 1983 (3) ? Un auteur qui sait de quoi il parle puisqu’il fut, entre autre, directeur du musée Picasso à Paris. Le Lion d’or attribué à Adrian Piper consacre une expression artistique prétentieuse et vaine. Vanité que celle qui consiste à ouvrir un registre qui n’intéresse personne. Prétention que celle qui croit faire naître un geste artistique de la répétition 4 x 25 fois de la même phrase empruntée au langage des boutiquiers (« Tout doit disparaître »).
(1) Pour en apprendre davantage : https://culturieuse.wordpress.com/2015/04/08/brahim-el-anatsui-1944-chimamanda-ngozi-adichie-1977-%C2%A7-nigeria/
(2) Sur les problèmes que soulève la juxtaposition des deux œuvres dans une même salle, on lira avec intérêt : http://inferno-magazine.com/2015/05/13/biennale-de-venise-de-fabio-mauri-a-adrian-piper/
(3) Du même, on lira également avec profit, Malaise dans les musées, 2007, L’Hiver de la culture, 2011.