— par Scarlett JESUS, critique d’art, membre de l’Aica Caraïbe du Sud—
Exposition à L’ARTCHIPEL de Basse-Terre, du 15 juin au 6 juillet 2013.(*)
« Un peuple qui ne sait plus interpréter ses propres signes, ses propres
mythes, ses propres symboles, devient étranger à lui-même, perd foi en son destin. »
Jean-Marie Adiaffi, La Carte d’identité, Hatier, Paris, 1980.
Michel Rovelas expose, avec la régularité qu’il s’est lui-même imposée, tous les deux ans.
Sa dernière exposition remonte donc à 2013 et il nous faudra patienter une année de plus pour la prochaine, qui ne manquera pas de nous étonner, comme ce fut le cas pour celle-ci. Et comme l’étaient les précédentes.
« Les anciens toujours existant et bien vivants »… Nous comprenons sans mal que la formule s’applique aux ancêtres des Guadeloupéens, esclaves. Toutefois ce titre ne pourrait-il tout autant s’appliquer à l’artiste lui-même ?
Non pas que les Guadeloupéens oublient Michel Rovelas, toujours sollicité par de jeunes artistes avides de conseils, et attendu par un public d’amateurs d’art qui lui est fidèle. Mais parce que, bien vivant, il continue à être très présent sur la scène artistique où se bouscule la jeune génération, produisant des œuvres à la fois novatrices et cohérentes avec ce qu’a toujours été sa démarche d’artiste, des œuvres qui se situent au-delà des modes. L’artiste ne se contente pas d’être en vie, il existe socialement et suscite le débat sur la singularité de ses créations qui reflètent une vision originale du monde. Il existe, au même titre que ces anciens dont il entreprend de maintenir vivace la mémoire par delà la mort, dans un ancrage avec le présent et un au-delà du Temps. Engagé dans une démarche qui s’apparente à celle d’Orphée, Michel Rovelas entreprend de faire remonter du royaume des ombres et de l’oubli ces anciens pour les positionner à nos côtés.
Dans Vie et mort de l’image, Régis Debray déclarait « représenter c’est rendre présent l’absent ». Il suggérait que le fait de représenter quelque chose qui a été, volontairement ou non, nié, étouffé lui donne réalité. Ajoutant d’ailleurs à propos de l’actualisation de cette absente « Ce n’est donc pas seulement [l’]évoquer mais [la] remplacer. Comme si l’image était là pour combler un manque, tempérer un chagrin ». La représentation opérée par le geste artistique sert d’intermédiaire entre le visible et l’invisible, entre les vivants et les morts.
Comme l’écrivait aussi Roger Toumson en 1998 dans son ouvrage Mythologie du métissage, les mythologies, si elles sont des constructions mentales qui occupent l’espace manquant d’un mythe fondateur, constituent un acte de résistance à une pensée uniformisée. Elles sont « un questionnement en creux » permettant la construction d’un savoir à la fois cohérent et agissant. Ces mythologies ont vocation à combler l’absence de mythe fondateur de la société créole, par des constructions imaginaires. Celles-ci racontent une Histoire différente, une Histoire qui n’est plus celle des colonisateurs, mais celle des colonisés descendants d’esclaves. Michel Rovelas va rendre compte de cette contre-histoire dans laquelle, prenant le contre pied du récit de la Guerre de Troie que nous a laissé Homère, ce sont les vaincus de l’histoire officielle qui sont réhabilités comme autant de figures héroïques de résistants.
Le terme « mythologie », du grec muthos désigne un récit fabuleux transmis par les traditions. Comblant par l’imagination les vides laissés dans l’Histoire, le recours à la mythologie s’apparente ainsi à un rituel d’embaumement qui, loin d’enterrer à tout jamais les acteurs de cette histoire, chercherait à les affranchir des limites du Temps et de la Mort. En commémorant ou en se remémorant ces figures du passé, Michel Rovelas s’engage dans une démarche éclairante qui est tout à la fois à une « quête des origines » et un souci d’immortaliser à tout jamais l’histoire de ces hommes présentés comme des « héros ». Ce qui, nécessairement implique le choix d’un registre particulier, celui de l’épopée.
En 1997, Gérard Xiruguera, dans la monographie qu’il lui avait consacrée, avait situé la démarche artistique de Michel Rovelas dans le courant de « la postérité d’une figuration de caractère analytique, mais nimbée de résonnances expressionnistes ». Prenant appui sur un récit, le registre épique semblerait aux antipodes de l’art contemporain, ce que suggérait déjà André Malraux en 1947, lorsqu’il affirmait dans Le Musée imaginaire : « Le premier caractère de l’art moderne est de ne pas raconter. » En effet, on suppose d’emblée que les créations artistiques destinées à rendre compte des mythologies collectives de tout un peuple ne peuvent se passer d’un récit consubstantiel à la figuration. Ce que dit Françoise de Chalonge dans Le Dictionnaire du littéraire à propos de la peinture, « Alors que le poète traduit des actions qu’il présente en leur déroulement, le peintre montre des corps qu’il exhibe côte à côte ». Nous découvrirons que les « mythologies créoles » présentées peuvent indifféremment renvoyer à la figuration, pour les sculptures, ou pour ces récentes peintures opérer un glissement vers l’abstraction.
Les sculptures réalisées par Michel Rovelas ne peuvent se « lire » que parce qu’elles forment un ensemble, une installation. La disposition dans un espace exigu théâtralise « une scène » destinée à frapper l’imagination de l’observateur, à agir avec force sur lui. Michel Rovelas le dit dans le texte qu’il a lui-même écrit pour le catalogue de l’exposition : « J’ai fait remonter du temps quelques unes des ombres de nos ancêtres. Leurs corps ont pour la plupart été jetés en pâture à l’oubli […] mais leurs ombres refusent de mourir ». Ces ombres sont bien là, sous forme d’une présence agissante. La représentation de ces ancêtres, si elle relève de la « figuration » se situe délibérément du côté d’une figuration fantasmagorique, assez proche de l’hallucination d’un « voyant ». Loin de se situer dans une figuration tardive (pour ne pas dire « attardée »), Michel Rovelas inaugure depuis son retour en Guadeloupe en 1969 une peinture qui ne cherche pas tant à s’inscrire dans un quelconque courant de l’art occidental qu’à inaugurer un art différent. Un art qui se caractérise par son ancrage avec le lieu, avec l’histoire et les croyances propres à ce lieu, et qui revendique une totale liberté d’expression pour penser le monde comme les habitants de ce pays l’entendent. Un art hybride qui se nourrit de toutes les influences laissées par les populations –européennes, amérindiennes, afro-caribéennes- qui se sont croisées dans cet ouvert sur la mer.
Michel Rovelas
La contemporanéité de Michel Rovelas se situe également dans une démarche artistique qui se veut un champ d’investigation et de recherches. Le sculpteur nous dévoile l’objet de sa représentation, les figures d’une mythologie créole, en même temps qu’il nous laisse entrevoir le processus de création ayant donné lieu à la construction de cette mythologie. Ainsi a-t-il choisi d’associer à l’exposition de ses œuvres une vidéo de 26mn, réalisée par Khalil SARKIS pour le compte de KARIB’ART. Cette vidéo permet de suivre le processus de création des œuvres depuis la coupe initiale des bambous, leur assemblages, ainsi que les soudures de pièces de métal sur d’autres sculptures, jusqu’à l’installation finale de la « statuaire ». Les sculptures sont situées au milieu de deux autres séries, respectivement, intitulées « Métamorphoses » et « Minotaure », correspondant à des huiles sur toiles d’une part et à des dessins érotiques d’autre part. Le thème de l’érotisme, rarement abordé parmi les artistes guadeloupéens, qui autorise une liberté totale d’inspiration parallèle à une représentation libérée, fournit par ailleurs à Michel Rovelas l’occasion d’un dialogue avec le peintre Picasso, dont « l’ombre », elle aussi, « refuse de mourir ».
« Je ne cherche pas, je trouve », disait Picasso. Comment Michel Rovelas a-t-il eu l’idée d’expérimenter le bambou pour réaliser ses sculptures ? Si l’on trouve fréquemment le bambou comme motif pictural et si celui-ci est utilisé pour réaliser des objets d’artisanat, des instruments de musique, du mobilier et des maisons (que ce soit en Asie ou tout récemment en Martinique), ce matériau n’avait pas encore été considéré comme suffisamment noble pour servir à la fabrication de sculptures. Il s’agit par ailleurs d’une espèce, originaire d’Asie et d’Amérique, qui est abondante aux Antilles et dont le bois, très dur, a la particularité de se multiplier à partir de rhizomes. Edouard Glissant a repris ce terme pour qualifier l’identité plurielle qui caractérise l’Antillais. Enfin, il est intéressant de noter que la gravure sur écorce de bambou, pratiquée chez les Kanaks, était un art traditionnel en Chine, pays avec lequel l’artiste partage une partie de ses racines. C’est assez dire la valeur symbolique que revêt ce bambou aux yeux de Michel Rovelas qui va l’élever au rang de bois sacré.
Flexibles et agités par le vent les bambous émettent des sons liés à leur frottement. Si certaines personnes s’effraient de leurs grincements, à l’opposé des mobiles en bambou sont suspendus en Asie à l’entrée des maisons afin d’éloigner les mauvais esprits. Loin de s’effrayer de ces chuchotements plaintifs Michel Rovelas leur prête une oreille attentive, nous confiant : « Pendant la pleine lune, je les entends qui arrivent… comme une foule qui monte ». Sa perception du monde est celle d’un univers habité par des esprits. Aussi est-il convaincu qu’à l’intérieur du bambou se tapit l’esprit de l’esclave. « Les âmes défuntes des Caraïbes préfèrent s’installer dans le cœur creux des bambous, psalmodiant avec le vent maintes litanies que seuls quelques initiés savent interpréter » écrit-il encore dans son catalogue. Pour faire parler le bambou et entendre ce qu’il murmure l’artiste entreprend de le découper en morceaux. L’assemblage complexe de pièces, parfois de très petite taille, renvoie alors à des corps démembrés, torturés, objets de toutes sortes de sévices que l’artiste va s’attacher à remettre dignement debout. A l’image d’individus dont l’identité a été fracturée de toute part et qui tentent de se raccommoder pour rester debout. A l’image aussi de cet homme que l’artiste est lui-même devenu, « un peu bambou, tordu, raccommodé de partout », selon ses termes. Un individu souffrant de la blès mais décidé à revendiquer fièrement sa filiation d’esclave. Car, insiste-t-il « c’est bien moi que vous regardez dans ces bambous. Je veux dire c’est bien vous que vous regardez, c’est-à-dire nous que nous regardons. » Parmi ces personnages de bambou, à la fois pathétiques et dignes, se glissent subrepticement quelques figures différentes. Des figures sombres, dures ; des hommes de fer inquiétants et comme sortis de terre, comme l’est le fer qui a servi à couper les bambous. Ce même fer avec lequel ont été faites les armures des conquistadors arrogants, les canons ayant servi à la guerre et les chaînes que l’on destinait aux esclaves. La scénographie présente ces figures dans des poses hiératiques et énigmatiques selon un alignement qui rappelle, tout en l’inversant, la cérémonie des Triomphes royaux ; et qui fait défiler les vaincus devenus vainqueurs en déclinant des noms que la postérité devra retenir : Gaspaw, Goude, Jistin, Jules, Justinien, Marcel Celo, Martin, Matilde, Octave, Rodrigue, Paul, Morice, Léopold, Wilfrid… Juste des prénoms, en fait, qui ont servi à désigner des individus encore dépourvus de patronymes.
Les peintures et les dessins érotiques de cette exposition ne sont pas moins intéressants et novateurs. Les peintures empruntent à Ovide le titre des « Métamorphoses », signifiant peut-être que les sujets représentés sont subi tellement de métamorphoses de formes qu’il n’est plus possible de les ramener à une quelconque figuration. En témoigne la planche reproduisant trois séries de trois écheveaux de lianes entremêlées qui figure sur la 4ème de couverture. Sensée symboliser cette identité hybride, à la fois complexe et composite, mais renvoyant aussi au fil que Thésée dut dérouler après avoir tué le Minotaure pour sortir du Labyrinthe. Nous sommes face à un autre mythe Grec qui trouve lui aussi son origine chez Ovide. L’intérêt qui semble avoir poussé Michel Rovelas vers le mythe grec du Minotaure, ne tient-il pas au fait que ce monstre incarne la force brutale, la bestialité et le Mal ? De même que les dessins érotiques fournissent à l’artiste la possibilité d’exorciser en la représentant la violence extrême sur laquelle la société créole s’est construite.
La création chez Michel Rovelas prend appui sur une réflexion féconde. Il fallait aux Guadeloupéens, à défaut d’un mythe fondateur, une mythologie qui puisse les aider dans la construction de leur identité. Si celle-ci n’avait pu s’élaborer plus tôt cela était dû à la pression exercée par le colonisateur qui cherchait, sous couvert d’évangélisation, à imposer sa propre vision du monde en détruisant la quasi-totalité des croyances préexistantes. A travers une exposition mêlant sculpture, peinture et dessin, Michel Rovelas théâtralise dans une sorte de cérémonie sacrée à laquelle le public est convié, les éléments d’une mythologie destinée à fournir une explication cohérente du monde et de la place de l’homme dans ce monde. Cette mythologie propre aux hommes de la Caraïbe vise à permettre à tout un peuple de se reconnaître comme étant les héritiers d’une histoire, douloureuse certes et soumise à l’emprise du Mal, mais que leurs ancêtres esclaves ont su renverser. Grâce à l’action passée de ces hommes, les hommes d’aujourd’hui, comme le dit Jean-Marie Adiaffi, peuvent avoir foi en leur destin, c’est-à-dire croire en leur avenir. C’est à cette ambition ouvertement épique que s’est consacré Michel Rovelas. Comme le fit autrefois Diego Riviera avec les moyens empruntés à l’esthétique de son époque, en « racontant » à travers ses muraux la Geste des Amérindiens.
20 mai 2014.
(*) Article publié une première fois sur http://aica-sc.net/2014/05/20/michel-rovelas-elu-artiste-de-lannee-2014-par-gens-de-la-caraibe/