— Par Georges-Henri Léotin, président de KM2* —
(A propos de Létidjan, le dernier ouvrage de Romain Bellay)
Sans grand tapage, mais avec talent, Romain Bellay est en train de construire ce qu’on appelle en littérature une oeuvre. Il avait déjà exploré, avec Farizet Léranski (2012), un aspect de l’horreur de l’esclavage : la fécondation des femmes par des étalons, pour accroitre le nombre d’esclaves à bon compte. Avec Erna Salomon (2013), ce sont les tourments de l’amour sur fond de préjugés sociaux dans la Martinique des années 1970, quand le Bâtiment commence à prendre le pas sur la canne, et la ville sur la campagne. Avec Létidjan, on revient à la campagne, très précisément au lieu-dit Kwazé-Anman :
« Ant Voklen épi Sent-Espri, apochan yonn-dé tjilomet pou ay Vié-Tè, la lé prèmié réyon soley bonmaten ka koumansé chofé latè Matnik, té ni an katkwazé yo té ka rélé Kwazé-Anman… » .
Ce qui frappe le plus chez Bellay, dans ce dernier ouvrage, c’est sa capacité à décrire une atmosphère, à nous faire sentir la vie et les moeurs de ce petit bout de pays qu’est Kwazé-Anman. C’est en cela, croyons-nous, que le livre est le plus prenant. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas aussi de l’action, mais ce qui émeut le plus, c’est sa capacité à suggérer « l’âme » du petit quartier du Sud de la Martinique. Roman Bellay ne fait pas un simple travail d’ethnographe, style « Vie et moeurs des gens de Kwazé-Anman » . Il y a chez lui un travail d’écriture, une transfiguration par l’art, pas une simple description « scientifique » . Comme dans ce passage où l’évocation de leurs possibles rêves renseigne sur la dure réalité des Nègres de la Kwazé : « Sé kok la té ka bay lavwa pou lévé Neg bitasion adan an dènié rev, pétet an dènié sonmey kochma, étila Bétjé zonbi blan, abiyé an dril blan, kas kolonial blan anlè an gwo chouval blan, ka véyé tout jes Neg dépi’y lévé pou ay jété batjé pisa pa dèyè chanm, jik oswè avan yo kouché anlè dé vié payas zoka plen pinez » .
Outre la vie rurale de la Martinique, la Guerre du Viet Nam, à laquelle participeront les héros de Bellay, est un autre thème du roman. Sur le sujet, on sent chez l’auteur, comme c’était déjà le cas dans ses deux premiers ouvrages, un réel travail de recherche documentaire (même si nous préférons les évocations poétiques de La Kwazé : il y a peut-être une suprématie de la poésie, et de la littérature en général, sur l’histoire, pour explorer la réalité humaine dans toutes ses dimensions…).
LE CRÉOLE DE ROMAIN BELLAY
Si on peut parfois regretter chez Bellay certains choix comme « palétivié » au lieu de « mang » , ou encore « sapé » au lieu de « ganmé » , « bòtzè » ou « filozof » , on peut affirmer que le créole de Romain Bellay donne souvent le plaisir d’une langue qui n’est pas tjòlòlò, qui a une certaine tenue (comme on voit dans les exemples cités plus haut, il y a une beauté du basilecte, même si chez Bellay il n’y a pas un parti-pris effréné de recherche des « vieux » mots du fond créole).
Quelques exemples, côté vocabulaire : idolé pour adorer, idôlatrer (à propos de la Vierge du Grand Retour) ; disijou (de ce jour) ; tjitjit (petite quantité…) ; gatè-zé (« fouteur de merde ? » ) ; jan ti zandwa (sans éducation, ignorant les bonnes manières) ; fann-monté (contraire de plonjé-désann) ; koutja (cirique des rivières, et au figuré : personne frustre) ; djoumbaté (balloter) ; wogriyen galta (grenier- ) ; dri-vayaj (errance) ; chigna (pleurnichard).
A noter qu’en ce qui concerne le titre, Létidj an n’est pas l’équivalent du français l’étudiant (qui serait : étidian an), mais le surnom d’un des personnages du roman. Létidjan peut faire penser à Ladja de la mort et à Diab-la, de Zobel (que Bellay évoque) ; à Kod Yanm de Raphael Confiant (pour les thèmes et la langue, le créole), ou à des passages d’un petit bijou trop méconnu de Césaire : le poème Statue de Lafcadio Hearn (pour la description des fêtes patronales) :
« Des rhums roux couraient de gosier en gosier / aux ajoupas l’anis se mêlait à l’orgeat / aux carrefours s’accroupissaient aux dés et sur les doigts dépêchaient des rêves / des hommes couleur tabac / dans les ombres aux poches de longs rasoirs dormaient » .
Romain Bellay, lui aussi, perpétue, dans une belle langue créole, « le noir verbe mémorant » ….
*(Krey Matjè Kréyol Matnik)
Georges-Henri Léotin, président de KM2 (Krey Matjè Kréyol Matnik)
*****
– Roman créole
– Parution: nov. 2016
– 98 pages
– Format: 110x180mm
– ISBN : 9782918141600
– Prix : 15 euros