Mémoire de l’esclavage et antiracisme : un débat, un combat et ses enjeux

Deux textes mis en ligne ces deux derniers jours sur Mediapart, et qui sont en train de provoquer le débat, en matière de mémoire de l’esclavage. Ils font suite à la mise en ligne sur le site du CNMHE, d’un texte  auquel a répliqué une tribune de Myriam Cottias, directrice du CIRESC au CNRS et ancienne présidente du CNMHE. On trouvera donc ci-après un lien vers le texte initial, la réponse de Myriam Cottias, un texte de Loïc Céry de l’Institut du Tout Monde qui précise les enjeux du débat et la plainte déposée par Frédéric Régent.


L’anti-esclavagisme peut-il exclure l’antiracisme?

—Par Myriam Cottias—

Exclure les combats anti-esclavagistes, des combats antiracistes n’est-ce pas une nouvelle tentative pour construire une identité particulariste qui oublie la violence de la relation esclavagiste et de la «race» et pour nier l’universalité des combats pour l’égalité du genre humain?

Les nombreux actes, écrits et injures antisémites et racistes montrent bien, une fois encore, que la période est au brouillage politique et à la révision de la connaissance historique par des discours guidés par une idéologie récurrente sur la minoration des facteurs qui ont soutenu l’histoire des génocides et des processus génocidaires de l’Histoire.

Les traités internationaux qui, depuis la seconde guerre mondiale, ont cherché à construire – avec difficultés et obstacles il est vrai – un partage des valeurs universelles d’égalité et de respect réciproques entre les peuples sont actuellement érodés par de nouvelles idéologies identitaires. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de rappeler que, depuis le procès de Nuremberg, le génocide des Juifs a été expliqué par la longue histoire de l’antisémitisme fondé sur l’existence d’une «race» qui a permis d’élaborer un discours, une idéologie de domination, justifiant les discriminations et les violences les plus extrêmes et les plus déshumanisantes. Il faut dire encore que les textes de 1949 dénonçaient dans leur déclaration solennelle l’esclavage comme crime contre l’humanité. Ce lien entre génocide, esclavage et race a été réaffirmé lors de la conférence de Bandung par Alioune Diop avant qu’Aimé Césaire ne lui donne ses accents profonds dans le Discours sur le Colonialisme. Aujourd’hui encore, les « causes communes » réunies dans l’ouvrage éponyme de Nicole Lapierre doivent continuer à être affirmées.

L’urgence de la situation politique et sociale de la France nous y force mais aussi un texte intitulé « Antiesclavagisme et antiracisme », mis en ligne sur le site du Comité National pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage – commission consultative interministérielle instaurée à la suite de la Loi du 10 mai 2001- qui tend à disjoindre l’antiracisme de l’antiesclavagisme. A l’heure où la France doit se doter d’une « Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage » que nous avons appelé de nos vœux, il ne faut plus prendre à la légère des déclarations déstructurées et sous- informées sur les catégories d’analyse, qui ignorent les milliers d’articles et de recherches sur ces questions. Il est nécessaire de leur apporter des réponses car il faut endiguer les dérives de la post-vérité où l’opinion prime sur l’étude.

Deux remarques s’imposent.

Premièrement, sauf à se satisfaire d’une analyse comptable des flux d’êtres humains, il est impossible de réduire la déportation des Africains qui, à partir du XVIe siècle, constituent les seules populations massivement mises en esclavage dans les Amériques, à un seul rapport économique qui méconnaîtrait les conséquences sociales, spirituelles, individuelles, familiales ainsi que son idéologie de légitimation par la production de représentations reposant sur la négation de l’humanité des personnes mises en esclavage. La traite et l’esclavage atlantique ont produit une redoutable équivalence entre « esclave » et « noir » ou « nègre » au XVIIIè siècle, à tel point qu’un terme était synonyme d’un autre et que la cohorte des jugements de déconsidérations liées aux positions de subalterne était toute entière attribuée aux personnes mises en esclavage. Faut-il ajouter que le terme de « Blanc » -inconnu en Europe avant l’apogée des sociétés esclavagistes- s’est construit dans l’espace colonial atlantique, en opposition phénotypique et statutaire avec le « Noir ». Un continuum entre « Blanc-maître- dominant » et « Noir-Nègre-esclave » s’est élaboré, chaque expérience de discrimination apportant sa pierre à l’élaboration d’un discours raciste ; la « race » (dans le sens de construction sociale avant que d’être scientifique à la fin du XIXe siècle) imprégnant les esprits et les textes de lois coloniales et métropolitaines jusqu’à l’abolition de l’esclavage et au-delà, dans la période de la deuxième colonisation. S’il faut reconnaître que l’antiesclavagisme n’a pas toujours œuvré à l’antiracisme et qu’il s’est même satisfait de son contraire à la fin du XIXe siècle, il n’est pourtant pas possible depuis la fin de la deuxième guerre mondiale de concevoir l’un sans l’autre. La déclaration de Durban (point 13, 8 septembre 2001), a tout entier résumé les faits : « l’esclavage et la traite transatlantique sont l’une des principales sources et manifestations du racisme, de la discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance ». A quoi sert-il de le nier, sauf à vouloir protéger des intérêts particularistes ?

Deuxièmement, la méthode historique tout comme celle des sciences humaines et sociales, repose non seulement sur l’administration de la preuve mais aussi sur la contextualisation des analyses. Il est ainsi étonnant de voir ressurgir des affirmations qui cherchent à opposer un esclavage transatlantique par l’Europe à un autre d’Afrique du Nord ou encore d’Afrique subsaharienne ou du Moyen-Orient, oubliant dans cette mise en comparaison douteuse un facteur essentiel qui fait l’histoire : celui du temps. En l’occurrence, d’un côté, trois siècles et demi de traite vers les Amériques, cinq siècles de sociétés esclavagistes dans la Caraïbe, dans l’Océan Indien et en Amérique du Sud qui peinent à se débarrasser des avatars de la relation esclavagiste ; et de l’autre, dix-huit siècles. L’opposition des phénomènes esclavagistes n’est pas raison ! Les phénomènes labellisés comme « esclavagistes » sur différents continents ne doivent pas servir ni à dédouaner telle ou telle société, ni à donner des arguments moraux pour minorer des faits historiquement avérés pour l’Europe comme pour le continent africain et les pays du Moyen-Orient. Si des freins subsistent dans la connaissance un peu partout dans le monde et y compris en Europe, ils sont de plus en plus marginaux et des équipes de recherche dans les universités d’Afrique, des Amériques et d’Europe travaillent ardemment, conjointement, en dialogues, comme le prouvent le nombre croissant d’ouvrages, de thèses et de colloques. Par idéal généreux, la recherche qui met en relation les différentes historiographies mondiales soutient le combat pour l’Egalité entre les Êtres humains et la dignité de tous les citoyens, à un niveau national. La mémoire et l’histoire de l’esclavage atlantique et dans l’Océan Indien ne peuvent pas signifier repli mortifère, elles incitent, au contraire, à combattre l’esclavage contemporain car le Code Noir de 1685 a été remplacé par le « Code Noir Mauritanien » au XXe siècle! Les combats antiesclavagistes sont compris dans tous les combats antiracistes: « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous » alertait Frantz Fanon dès 1952. Cette solidarité juste doit être maintenue.

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Mémoire de l’esclavage et antiracisme : les enjeux de notre combat


— Par Loïc Céry —
En réaction à un texte sidérant mis en ligne sur le site du CNMHE, et pour faire écho à la réplique qui lui a été adressée par Myriam Cottias. Parce que la mémoire de l’esclavage engage bel et bien la lutte contre le racisme.

Dans sa monumentale Histoire de l’antisémitisme ou dans son Bréviaire de la haine préfacé par Mauriac, Léon Poliakov ne cesse d’insister sur le continuum qui lie indubitablement l’étude des rouages historiques et la compréhension des étonnantes persistances du racisme. Plus que tout autre sans doute, et ayant ouvert la voie à une spécialisation aujourd’hui éprouvée et nourrie de l’historiographie, Poliakov nous a appris le lien insécable entre l’intelligibilité des structures historiques et l’aberrante continuation des haines raciales – et il faut redire que son exploration des soubassements de l’antisémitisme vaut pour toute expression du racisme, ou des racismes : la connaissance de l’histoire seule sera dans ce champ, propre à nous prémunir des manipulations.

 C’est aujourd’hui, il faut le savoir et il faut être à même de le reconnaître, une manipulation insidieuse de l’histoire qui se joue dans les coulisses de la future fondation pour la mémoire de l’esclavage, annoncée en 2018 par Emmanuel Macron. Ce qui s’est jusqu’alors joué dans la torpeur de débats internes au Groupement d’intérêt public (GIP) préfigurant cette fondation éclate désormais au grand jour, jusqu’à ce texte cité par Myriam Cottias, mis en ligne sur le site du CNMHE. Désormais, il sera loisible à tout un chacun de le savoir : une conception précise de l’histoire, fondée sur des visions idéologiques normées, est en train de se dire, et de s’imposer dans une instance publique censée porter en France la mémoire de l’esclavage. Nul ne pourra dire désormais qu’on n’en avait pas été informé, que tout cela ma foi est discutable et qu’il ne s’agit pas de succomber à je ne sais quelle suspicion. Le texte en question, s’appuyant sur une manipulation grossière de l’histoire, tend à dissocier soigneusement la question du racisme et la mémoire de l’esclavage. Si la fumisterie qui se dit là, sans vergogne, sautera aux yeux de tout historien et de tout un chacun un peu prévenu de ces problématiques, le but poursuivi est tout autre que celui de la polémique entre spécialistes. En misant sur le silence des uns et des autres, il s’agit d’asseoir auprès du grand public, cette manipulation et ce détournement de la mémoire – qui ne dit mot consent. Prononcée ex cathedra et avec l’assurance des arguments d’autorité, une idéologie révisionniste se met en place au cœur des instances chargées par la puissance publique, de représenter la mémoire de ceux qui subirent dans leurs chairs des siècles de servilité bel et bien fondée sur un racisme institué. Pire : préparée depuis longtemps, cette institutionnalisation d’un révisionnisme qui a attendu son heure, est en train de s’imposer comme corps de doctrine de ces instances. Moyennant une suite déjà longue d’atermoiements au sein du GIP, s’appuyant sur l’absence de réaction de tous, sans doute découragés par des manœuvres de positionnements personnels, cette idéologie est désormais en train de s’imposer, au su et au vu de tous. On mise sur notre apathie, on parie sur notre complicité silencieuse. Sachons démasquer, apprenons à déjouer, tâchons de nous mobiliser. Il en va de l’honneur de tous, il en va de la mémoire du « crime inoubliable », il en va de la lutte éternellement recommencée contre le racisme.

 Démasquer

Bien sûr, ceux qui auront vu venir au fil du temps l’insidieuse phraséologie de volontaire confusion, de minoration et de relativisme forcené qui se joue dans le texte du CNMHE, seront certainement un peu agacés qu’on ait pris autant de temps pour réagir. Nous sommes en tout cas, à l’Institut du Tout-Monde, de ceux qui auront continuellement alerté, ici même sur Mediapart et ailleurs, sur les risques considérables aujourd’hui avérés, de la confiscation de la mémoire de l’esclavage par une poignée d’idéologues. Nous avons alerté, sans avoir été entendus. On nous disait que la fondation en préparation était affaire de processus, et que ma foi, il fallait donner du temps au temps et miser sur l’essoufflement de cette parole rétrograde, quand bien même elle était insupportable sur le moment. Jamais nous n’avons accepté d’être associés à ces gens, quand bien même on a voulu nous y contraindre. Nous autres, sommes porteurs du combat incessant et de l’engagement de fond mené durant tout son parcours par Édouard Glissant à l’endroit de cette mémoire qui est celle de tous. Pour Glissant, il ne s’agissait pas de ce « devoir de mémoire » qu’on nous assène à longueur de temps, mais d’un devoir de lucidité et de connaissance. Il s’agissait aussi pour lui, justement, du combat pour une mémoire-vigie, d’une mémoire-conscience, d’une mémoire-mobilisation devant les infamies du monde, lui qui nous disait en 2010 :

 « Ceux qui ne veulent plus se souvenir de ce phénomène de transformation du monde qu’a été l’esclavage, et des souffrances qu’il a coûtées, parce qu’ils refusent d’en supporter plus avant le poids douloureux, et ceux qui répugnent à en renouveler la présence, parce qu’ils craignent d’avoir à en soutenir encore la responsabilité, renforcent l’action négative des racistes et des retardataires qui ne voient pas passer le monde au large de leurs obsessions lisses d’antan, et ne reconnaissent autour d’eux et autour de nous que la nuit des oublis et des dénis. » (10 mai. Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, Paris, Galaade / Institut du Tout-Monde)

 On nous a dit : « soyez constructifs », sachez relativiser, misez sur l’avenir. Mais l’avenir ne peut pas s’écrire avec ceux qui nient la spécificité irréductible de la traite négrière transatlantique. L’avenir ne peut se concevoir au prix de la minoration des souffrances du passé et de l’aveuglement sur les marasmes du présent, de leurs origines et de leur persistance. À défaut d’être un sport de combat, la mémoire de l’esclavage ne peut rassembler que ceux qui reconnaissent la spécificité des histoires, et ceux qui rejettent l’indistinction de l’Histoire majuscule. Chaque occurrence du passé détient une part de l’histoire de tous, mais ce n’est aucunement dans l’indistinction volontaire, le nivellement et le relativisme que peut se concevoir le rassemblement des mémoires pour lequel militait Édouard Glissant.

 Or, il faut savoir démasquer le discours de la méthode qui se dit derrière ces proclamations aussi absurdes que celle d’une séparation dogmatique et auto-proclamée des questions de racisme et de l’esclavage. Le texte du CNMHE dit :

 « Sur le plan historique, le racisme est une conséquence de l’esclavage, mais il ne préexiste pas à celui-ci. On ne peut donc confondre les deux phénomènes, ni affirmer que la mise en esclavage cible précisément une catégorie particulière de la population. L’esclavage est une forme extrême de l’exploitation de la force du travail humain à des fins économiques. On en trouve des traces lointaines dans toutes les sociétés humaines. Le continent européen a connu l’esclavage des Blancs dans l’Antiquité et au Moyen-Âge. »

 Une telle vision découle de ce qui se nomme aujourd’hui « histoire globale » et n’en est qu’un détournement méthodologique. Déjà en 2004, c’était par un Essai d’histoire globale qu’un historien adepte de sophismes présentait la traite transatlantique comme finalement un « détail » d’une histoire millénaire. C’était clamer le caractère profondément relatif de la traite négrière transatlantique. Et on sait la polémique qui s’en suivit. Aujourd’hui, pour boucler la boucle en quelque sorte, il s’agit aussi de revivifier ce que Benjamin Stora a nommé « guerre des mémoires », en réutilisant l’argument éculé de l’existence de la traite arabo-musulmane et de la traite intra-africaine, pour mettre en concurrence mémorielle ces entités historiques, avec la traite transatlantique. Beaucoup de nobles esprits se sont laissés manipuler dans les années deux-mille par ces visions perverties de l’histoire, mues par la volonté d’asseoir une vision idéologique précise. Il s’agissait alors de relativiser la responsabilité des nations esclavagistes, mais aussi de rompre le continuum d’un héritage profond entre esclavagisme et émergence du racisme. Alors même que les travaux des chercheurs en démontraient l’inanité, l’idéologie pseudo-globaliste avançait pas à pas, en dépit des résistances. Les manipulations législatives (à l’encontre de la loi de 2006 instaurant le 10 mai comme journée des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions) et les perspectives institutionnelles d’une fondation fantomatique à force de reniements, devait offrir à partir de 2016 notamment, une nouvelle opportunité au jeu de forces. Il est question aujourd’hui (je demande qu’on y soit attentif) au prolongement, par paradoxe, d’une étonnante « racialisation » de la mémoire. Déjà pour le choix du 23 mai comme journée des « victimes » de l’esclavage, on arguait que le 10 mai serait désormais réservé à la célébration des abolitionnistes français, et le 23 dévolu aux afro-descendants. Aujourd’hui, l’argumentaire du texte mis en ligne par le CNMHE rappelle que des Blancs furent esclaves. Comme si la focalisation sur la traite négrière devait en somme offusquer ce souvenir-là. Comme si les millions de morts gisant au fond de l’Atlantique « lestés de boulets verdis » comme le dit Glissant, avaient eu le mauvais goût de connaître leur martyre des siècles après l’esclavage de l’Antiquité : comme si on devait s’excuser de la mémoire de leur souffrance, au regard du « temps long ». On en est là, aujourd’hui, au Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, instance publique, et ça se passe en France, en 2019. Désormais, le CNMHE est bel et bien l’instrument de cette confiscation, et qu’on se le dise – comme le proclame le texte mis en ligne sur le site de l’institution – « L’objet principal de la fondation n’est pas d’être une institution supplémentaire de lutte contre le racisme. » La messe serait-elle dite ?

 Déjouer

Rappelons quelques faits, énoncés par Myriam Cottias qui a d’ailleurs contribué avec d’autres, à en établir la véridiction, d’ailleurs vérifiable. Je ne reviendrai pas sur ce qui a été dit sur la simultanéité du développement de la traite, de l’esclavage et des fondements mêmes du racisme. Nul ne devrait ignorer ce lien, et je renverrai là-dessus aux travaux fondamentaux de ces dernières années (la bibliographie est fournie à ce sujet). Qui pourrait ignorer que les premiers travaux qui devaient donner naissance au racisme « scientifique » du XIXe siècle sont dus, en plein XVIIIe siècle, à Buffon ou Linné ? Qui pourrait ignorer les arguments de Las Casas en plein XVIe siècle ? Qui pourrait ignorer la phraséologie de bestialisation des esclaves depuis l’orée du système des plantations ? Qui pourrait ignorer ce que l’histoire a établi, documenté à foison, analysé, mis en perspectives, décortiqué moyennant publications, colloques, programmes de recherche multiples, nationaux, internationaux ? Qui, un peu renseigné de renouvellement des approches, ne connaîtrait pas les travaux indispensables autour de ces questions, de Catherine Coquery-Vidrovitch, d’Éric Fassin ou de Christian Delacampagne ? Qui ? Je demande qu’on prenne le temps de répondre à cette question.

Les pseudo-globalistes, ceux que Glissant nomme en 2008 dans Tous les jours de mai, les « manœuvriers de la mémoire », les « historiens tronqueurs » (encore nommés par lui « nos régents », « nos puristes » ou « nos précepteurs ») poursuivent certes une vision normée de l’histoire, mais encore une vision claire de la mémoire. Ne nous y trompons pas : ce que le texte du CNMHE proclame, c’est bien, et en parfaite cohérence, la volonté d’une dichotomie. L’histoire de la traite transatlantique, relativisée et minorée dans l’histoire dite globale, ne peut qu’avoir valeur conservatoire, de l’ordre de ce que Nietzsche nomme dans sa Deuxième considération inactuelle, « l’histoire antiquaire ». Il s’agit de concevoir le passé au mieux comme un répertoire livresque, et aucunement une clé de lecture du présent. Le pseudo-globaliste se dit obsédé par l’anachronisme, là où il est tout entier mû par la vision d’un présent non redevable du passé. Il ne faudrait surtout pas qu’un lien soit établi entre une quelconque spécificité de l’esclavage colonial, et les pesanteurs de racialisation encore aujourd’hui vérifiables, non seulement sur les « afro-descendants » (qu’on adhère ou non à l’appellation) mais sur tous autant que nous sommes, héritiers de l’histoire et de ses structurations mentales. Cette seule idée hérisse le pseudo-globaliste, qui peut très bien se satisfaire du racisme. Que le présent reconnaisse dans le passé de la traite et de l’esclavage, les ferments du racisme d’aujourd’hui : il y a là un enjeu apparemment insupportable, et qu’il s’agit d’empêcher pour le tricheur d’histoire. La connaissance n’a plus rien à voir avec ce type d’approche mensongère et de visée idéologique. Il y est question plus exactement, d’un obscurantisme fondamental, se parant des vertus du regard panoramique. Un obscurantisme qui s’est donné pour enjeu que la conscience des continuités puisse être entravée. Alors oui, pour lui, pour ce pseudo historien et ce manipulateur, le racisme attendra.

 Mobiliser

Devant ce franchissement d’un nouveau palier dans l’inacceptable révisionnisme d’un passé qui est celui de tous et pas seulement celui d’une « communauté », devant ces manipulations éhontées de l’histoire, devant ce pari fait sur la torpeur de tout un chacun, reste uniquement à appeler à un sursaut et à une mobilisation. Nous espérons ne pas être seuls cette fois-ci, nous espérons que chacun lira le texte du CNMHE, lira la réplique de Myriam Cottias, et sera à même de se représenter ce qui est aujourd’hui en jeu.

 L’Institut du Tout-Monde rejette aujourd’hui toute récupération quelconque de la pensée exigeante d’Édouard Glissant par les tenants de ces instances en préparation, qui ont renié l’idéal de la loi Taubira, quoi qu’on en dise ou qu’on s’illusionne de croire. L’actuel CNMHE s’est juré de mettre à bas cette loi qui est l’honneur de la République. Si l’esclavage fut bel et bien un crime contre l’humanité, c’est parce que l’humanité des esclavisés fut niée jour après jour par une idéologie raciste, par un racisme en germe et en action, celui-là même qui s’était juré de rejeter hors du monde des hommes ceux qui n’étaient pas seulement considérés comme moyens de production, mais comme sous-hommes, « nègres », « négresses », « négrillons », « négrittes ». Pendant des siècles ceux-là ont subi quotidiennement sur les habitations, la haine racialisée de ceux qui se prétendaient leurs maîtres. Ils sont les ancêtres de l’humanité d’aujourd’hui, confrontée à la résurgence violente du racisme et des haines raciales. Nous serons à la hauteur de leurs luttes, qui nous obligent à la plus claire vigilance contre ceux que Césaire appelait les assassins d’aube. L’actuel GIP préfigurant la fondation se discrédite, de travailler avec des révisionnistes patentés de cette histoire, de notre histoire à tous. Tant que ce sera le cas, il est exclu que l’Institut du Tout-Monde s’associe en quoi que ce soit à cette mascarade.

 Nous refusons que la future fondation pour la mémoire de l’esclavage se fonde sur cette idéologie portée aujourd’hui par l’actuel CNMHE, exprimant ouvertement une concurrence des mémoires, une relativisation de la traite transatlantique et un désengagement du combat contre le racisme. Fondée sur ces présupposés inacceptables, cette fondation se fera alors, mais « pas en notre nom ». Halte aux belles paroles, à la propagande d’État et aux petits arrangements sur le dos des martyrs du passé. Sachons nous mobiliser pour mettre à bas ceux qui voudraient tuer une seconde fois Delgrès et tous ceux qui au prix de leur vie ont su braver l’innommable. Sachons, dans le combat éminent contre le racisme qui nous engage tous, nous mobiliser pour être conscients des pesanteurs de l’histoire, et être à même de nous en libérer : contre les névroses du passé, contre l’aliénation de sa négation et contre la surdité face au vacarme du présent.

 Loïc Céry (Institut du Tout-Monde)

 

« Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de morts. Elles ne sont pas couvertes de nénuphars. Dans ma mémoire sont des lagunes. Sur leurs rives ne sont pas étendus des pagnes de femmes. Ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire a sa ceinture de cadavres ! et mitraille de barils de rhum génialement arrosant nos révoltes ignobles, pâmoisons d’yeux doux d’avoir lampé la liberté féroce » (Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal)

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Frédéric Régent

Président du CN%HE

Paris le 11 mars 2019

Monsieur le Procureur de la République,

Objet : plainte pour diffamation publique

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants :

Le 21 février 2019, j’ai constaté que, dans son blog Médiapart (https://blogs.mediapart.fr/edition/institut-du-tout-monde/article/200219/memoire-delesclavage-et-antiracisme-les-enjeux-de-notre-combat

) et dans un commentaire qu’il fait à un article intitulé « L’anti-esclavagisme peut-il exclure l’antiracisme » (https://blogs.mediapart.fr/myriam-cottias/blog/200219/l-anti-esclavagisme-peut-il-exclurelantiracisme/commentaires), M. Loïc Céry (édition : Institut du Tout-Monde) a affirmé que les membres du Comité National pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage (CNMHE) sont « des révisionnistes patentés », des « pseudo-historiens » qui « peuvent tenir des propos indignes » et veulent mettre en place une « « racialisation » de la mémoire ». Il affirme que c’est une « insidieuse phraséologie de volontaire confusion, de minoration et de relativisme forcené qui se joue dans le texte du CNMHE », Il allègue également que les membres du CNMHE sont « des révisionnistes à la Faurisson ».

Je suis historien, maître de conférences et habilité à diriger des recherches en Histoire, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur à l’Institut d’Histoire moderne et Contemporaine (CNRS, Ecole Normale Supérieure) et membre de l’Institut d’histoire de la Révolution française, fondé par Jean Zay, en 1937. Ma spécialité porte sur l’histoire de l’esclavage dans les colonies françaises, je suis à ce titre auteur de plusieurs ouvrages. Nommé le 22 août 2016, par décret du Premier ministre, président du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, je suis garant à ce titre de la défense de l’honneur de cette institution.

Ces propos sont insupportables. Ils sont une atteinte à mon honneur et à l’institution que je préside. Ils le sont pour trois raisons.

En tant qu’historien, être assimilé à M. Faurisson est l’injure la plus grave qu’il soit.

En tant que descendant d’esclaves, être accusé de vouloir minoré l’esclavage, est un procès d’intention calomnieux.

En tant que descendant de Juifs, d’être associé à un négationniste, est le procédé le plus ignoble qu’il soit.

En vertu de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, ces faits étant constitutifs d’un délit d’injure et de diffamation publique, je dépose plainte auprès de vos services. Je vous adresse ci-joint les documents qui démontrent les propos qui ont été tenus.

En vous remerciant très sincèrement par avance pour vos bons soins dans cette affaire, je vous prie d’agréer Monsieur le Procureur de la République, mes sentiments respectueux.

Frédéric Régent