— Par Michel Pennetier —
La plage de Schoelcher eut finalement ma préférence. Derrière moi à droite l’église sur la colline, les petites maisons du bourg, un café qui avait installé sa terrasse sur la plage, je n’avais que quelques pas à faire pour aller boire un planteur entre deux baignades. Devant moi la mer, le mouvement régulier des vagues, les teintes bleutées de l’eau qui au loin se confondaient avec le ciel où vagabondaient les formes changeantes de quelques nuages semblables à mes rêveries.
Mais je n’en restais pas là. Deux activités alternaient, se jeter dans l’eau et nager un petit quart d’heure ou se plonger dans un livre intitulé « Forme et origine de l’univers, regards philosophiques sur la cosmologie ». Les deux se complétaient merveilleusement et faisaient de moi enfin un corps-esprit parfaitement unifié. Deleuze, commentant Spinoza, fait de la nage une activité qui correspond bien à ce qu’est la vie. Si nous ne savons pas nager, ou mal, nous luttons contre la vague, nous nous débattons désespérément et la vague nous renverse. Nager, c’est s’unir à l’eau, se servir de son énergie. Vivre, c’est s’unir au monde, en comprendre le mouvement intuitivement et s’en servir. Nous ne sommes pas « un empire dans un empire », mais une infime partie de la Nature ( la totalité infinie de ce qui est). Zhuang zi, philosophe taoïste ( 5e siècle avant notre ère) exprime la même idée dans l’anecdote suivante : Confucius ( dont il se moque un peu) est au bord d’un précipice au fond duquel bouillonne l’eau d’un torrent impétueux et il est effrayé de voir un homme qui plonge là, nage au milieu des courants, évite les rochers et en ressort sain et sauf. Confucius lui demande le secret de son art. « Quand je plonge, répond l’homme, je suis comme l’eau, je deviens l’eau, je suis dans le « Dao » de l’eau, je suis le Dao de l’eau, mais je ne puis vous l’expliquer ».
Contemplant l’océan, observant ses vagues qui s’échouent sur le sable, écoutant son bruissement alterné, nous le percevons comme un grand être vivant et nous savons aujourd’hui que la vie terrestre a commencé dans les eaux primordiales, qu’il n’y a pas de vie sans la présence de H2O. Nous savons aussi que l’alternance et l’amplitude des marées sont liées à l’influence de la lune. De là à penser que la disposition des astres à notre naissance gouverne nos destinées, il ne faut pas trop vite franchir le pas, même si l’astrologie a été la conviction de toutes les civilisations traditionnelles. Nous avons quitté la vision antique qui faisait du monde terrestre celui du changement et de l’impermanence et du monde céleste celui de la stabilité, de la perfection et du divin. Notre commune conception du cosmos est celle instituée par Galilée, Kepler et Newton, celle d’une mécanique, la loi de l’attraction des corps qui gouverne aussi bien les astres que la chute des corps au niveau terrestre. Cette loi garde sa validité explicative au niveau de notre système solaire ou même au niveau de notre galaxie qui comporte des milliards de systèmes solaires. Mais la cosmologie a fait des pas de géants au 20e siècle à partir des découvertes de Einstein et a complètement révolutionné notre vision du cosmos, l’a élargi presque à l’infini, a remonté le temps presque jusqu’à l’origine de « ce qui est », le fameux « Big Bang ». Cette vision exige de nouveaux concepts, exige de penser le monde selon des lois qui ne sont plus celles de notre réalité terrestre. Elle est fondée sur des observations grâce à une technologie de plus en plus pointue et un usage des mathématiques au niveau le plus élevé. Cette nouvelle vision est largement incompréhensible pour la plupart d’entre nous. Comment combler ce hiatus culturel entre la science contemporaine et l’homme ordinaire ? Il nous faut faire la même révolution intellectuelle que celle qu’ont due faire les esprits entre le 16e et le 18e siècle en Europe.
Il ne sera pas question de donner ici ne serait-ce qu’un aperçu du contenu de l’ouvrage « Forme et origine de l’univers » qui est la réunion d’une vingtaine d’articles de cosmologues du plus haut niveau se posant des questions philosophiques sur leur discipline. Tout en évitant le langage pour nous ésotérique de leur discipline, ce sont des textes exigeant une lecture attentive et patiente, Il y faut une disponibilité, une sérénité de l’esprit et du corps telle que je l’avais ces quelques jours sur la plage de Schoelcher. Je transmettrai seulement les questions que je me suis posées à partir de cette lecture et l’orientation que prit alors ma pensée à la jonction de ces textes et de mes présupposés personnels que ma lecture m’a poussé à réinterroger. Moins que de la pensée, c’est encore une rêverie sur l’univers étonnant que nous offre les cosmologues.
Comme le titre programmatique du livre l’indique, l’univers aurait une forme et une origine. Une forme, c’est-à-dire qu’il peut être représenté schématiquement comme une figure se développant à partir d’un point originel, générant une surface légèrement ondulée un peu comme la feuille d’un arbre. Ce serait un univers fini et en expansion, dont l’origine génère l’espace et le temps. Hors de cet univers donc, ni espace, ni temps. Se représenter un objet hors espace et temps, voilà qui est proprement inconcevable ! C’est une construction mathématique qui excède nos possibilités de représentation. Ce que nous pouvons nous représenter à la rigueur, ce sont les milliards de milliards de galaxies qui peuplent cet univers en continuelle transformation.
Quant à l’origine, le fameux big-bang, admis aujourd’hui par la plupart des cosmologues, elle est décrite comme une particule contenant toute l’information ou l’énergie pour le déploiement de l’univers. C’est pourquoi la cosmologie actuelle travaille aussi bien sur l’infiniment petit que sur l’infiniment grand, c’est en effet au sein des particules que l’on peut espérer trouver le secret de l’univers.
Les deux termes – information et énergie- ne me sont pas clairs. La première tendrait à dire qu’il y aurait un « code génétique » de l’univers comme tout être vivant a le sien dans chacune de ses cellules. Cela justifierait à la limite une vision déterministe de l’univers quoique le code génétique d’un individu soit loin de déterminer totalement ce que sera sa destinée. Par ailleurs, cette conception s’accorderait au début du prologue de Saint-Jean : « Au commencement était le Verbe » ! Quant à l’énergie dans l’univers, c’est à la fois une évidence et un concept peu clair. Qu’est-ce que l’énergie ? Elle nous enveloppe, elle est en nous, elle nous traverse, elle est en tout ce qui vit, elle est un phénomène sans lequel rien ne serait. Quel est le rapport entre l’énergie et la matière ? La matière est-elle une forme dégradée de l’énergie, une stabilisation, un alourdissement, une ankylose ? Je serais tenté de penser que l’énergie est l’essence même du monde, l’élément primordiale, le fondement. Reste à savoir comment se structure le monde s’il n’est en son fond qu’une force aveugle et si rien de l’informe. Alors notre univers : un pur hasard ? Essayons l’idée du hasard : nous faisons tourner une roue numérotée jusqu’à ce que nous ayons la suite des nombres 1,2,3,4,5,6,7,8,9. Cela peut durer longtemps mais il y aura bien un moment où cette occurrence idéale se produira. Ainsi l’univers serait le résultat d’innombrables essais et une fois, la combinaison gagnante est apparue, celle de notre univers avec toutes ses lois physiques, chimiques, biologiques, « le meilleur des mondes possibles » comme disait Leibniz.
Au début de son œuvre « Faust », Goethe met en scène le Dr Faust qui se propose de traduire en allemand l’évangile de Jean : « Au commencement était le Verbe ». Comment la Parole pourrait-elle être à l’origine ? s ‘écrie Faust. Ce ne peut-être non plus le Sens (la signification de la parole) . Non, ce que est premier c’est l’action et Faust traduit : « Am Anfang war die Tat », (« Au commencement était l’action ») l’action c’est-à-dire l’énergie pure. J’adhère ( provisoirement) à ce point de vue.
Il est une autre idée qui me fascine depuis longtemps, une très vieille idée qui est sans doute dans toutes les traditions et qui est magnifiquement présentée dans « La Table d’Emeraude » dont l’auteur mythique serait Hermes Trismégiste : « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, et ce qui est en bas est comme ce qui est en haut pour faire le miracle d’une seule chose ». Il s’agit donc du rapport microcosme-macrocosme. L’homme serait à l’image du cosmos. Se comprendre soi-même, c’est comprendre l’univers, non pas scientifiquement mais symboliquement. Or ce que nous trouvons en nous au-delà de la raison qui est seconde, c’est la pulsion qui nous lance dans la vie, qui nous pousse à perpétuer la vie dans la rencontre sexuelle. L’enfant issu de celle-ci est un pur hasard ( aucun être humain n’est exactement semblable à un autre). De là à imaginer des hiérogamies, de célestes copulations, les mythologies ne s’en sont pas privées. Dans tout temple hindou on peut contempler et enduire d’huile le lingam sacré ( symbole masculin) planté dans la yoni ( symbole féminin). Les Chinois ont vu les choses d’une manière moins imagée et pour moi plus convaincante : le monde est fait de deux énergies opposées et complémentaires qui alternent, le yin et le yang. C’est cette complémentarité dynamique qui assure l’infinie diversité des êtres et des événements. Pour qu’il y ait existence, il faut une dualité. Mais la dualité est issue de l’unité insondable, le Dao qui n’est qu’un mot pour exprimer l’origine à jamais mystérieuse des choses. Le Dao est un vide qui est plein du cosmos. A ce niveau métaphysique, la logique aristotélicienne ne fonctionne plus, il faut procéder par paradoxes. La physique des particules se rapproche des paradoxes taoïstes : L’atome est essentiellement constitué de vide et plus on analyse ses constituants et plus on trouve du vide … plein d’énergie.
Les scientifiques du 20e siècle ont progressé grandement dans la connaissance du cosmos et croient s’être approchés de son origine, mais plus nous connaissons de choses, plus nous prenons conscience de notre ignorance. D’ailleurs de nouvelles spéculations s’élèvent à propos du big bang qui ne serait pas une origine mais la conséquence d’un autre univers en désintégration. Aurélien Barrau, coordinateur de l’ouvrage, le termine par un article sur cette hypothèse purement spéculative. Notre univers ne serait qu’une bulle dans un « multivers » infini. Cette conception correspond tout à fait à celle qu’a donné Héraclite (6e siècle avant notre ère) de la « physis » c’est-à-dire de la Nature comme totalité infinie de ce qui est, ou à la notion de Substance chez Spinoza à laquelle il accorde tous les attributs de Dieu ( éternité, omnipotence, toute puissance etc …)
Le plus étrange dans cet univers ( ou multivers), c’est que nous, infimes parcelles, nous soyons là pour essayer de le penser. Qu’est-ce donc que la pensée au sein de l’univers ? Dire que c’est un produit de la matière (du corps) comme l’affirme les matérialistes me paraît une absurdité. Dire comme l’affirme les dualistes ( c’est-à-dire l’essentiel de la tradition occidentale) qu’il y a deux substances, la matière d’un côté, l’esprit de l’autre, me paraît tout aussi absurde. C’est pour moi l’une des formes de l’ énergie du cosmos , la plus subtile sans doute, une production d’ondes, capables de se réfléchir ( avoir l’idée de l’idée). Pour qu’elle se réalise, il faut qu’elle se matérialise par phonation, par musique, par œuvre d’art ou par écrit. C’est notre monde humain qui par son origine et son essence n’est pas séparé de la nature. Ressentir et penser cette union, c’est peut-être la plus grande joie que nous puissions vivre. Certes, nous pouvons aussi parfois ressentir comme Pascal l’effroi devant ces espaces infinis, et la puissance de la nature, comme les ouragans ou les tremblements de terre qui dévastent parfois les îles des Antilles peuvent nous terroriser. La nature ne tient pas compte des individus. Il s’agit alors de « nager avec la vague », de respecter les lois naturelles et d’user au mieux de l’énergie qui nous vient du cosmos.
La nature offre à la Martinique l’éclat de sa beauté et de sa force, une végétation luxuriante, un relief varié, des côtes dessinées par un artiste. Chaque jour passé sur l’île, j’avais envie de dire merci … mais à qui ? Cosmos, tu me dépasses infiniment … Je ne peux faire comme cette jeune Martiniquaise assise à côté de moi à la terrasse de la plage et qui chantait doucement, se préparant à la fête de Pâques, des cantiques pour le Dieu ressuscité.
Michel Pennetier avril 2018
Bibliographie : « Forme et origine de l’univers, regards philosophiques sur la cosmologie » sous la direction d’Aurélien Barrau et de Daniel Parrochia ( DUNOD, la recherche)