Samedi 04 février à 19h 30 / Tropiques-Atrium
— Par Roland Sabra —
Médée travaille Astrid Bayiha et en retour, Astrid Bayiha travaille le mythe de Médée. Depuis une dizaine d’années. Elle a lu plus d’une vingtaine de versions, d’Euripide à Sara Stridsberg, en passant par Sénèque, Corneille, Anouilh, Müller, Dea Loher, Jean-René Lemoine, etc. Elle n’en n’a pas fini avec Médée. Et puis que veut dire en finir avec Médée ? Le mythe est inépuisable. Médée est un pur signifiant. Mais si la grande majorité des versions sont plutôt fidèles au mythe antique et aux textes d’Euripide ou de Sénèque, telles celles de Corneille, de Pasolini ou même, dans une certaine mesure, le Médée-Matériau de Heiner Müller, celles du début du XXIè siècle s’en écartent sensiblement. Quelques-unes ont inspiré Astrid Bayiha pour M Comme Médée.
Pour Christa Wolf Médée n’est plus la coupable d’infanticide mais la victime accusée de la propagation de la peste dans le pays et menacée d’expulsion du territoire, une sorte d’OQTF avant la lettre. Dans la même veine Dea Loher, dans Manhattan Medea, fait de Jason et Médée deux sans-papier, deux immigrés clandestins, vivant dans l’underground new-yorkais. fuyant la guerre pour survivre. Un mac et sa putain unis dans leur errance..
Yonnick Flot (L’Assassine Médée 99) présente une Médée des Batignoles elle aussi étrangère : elle vient d’un autre pays « mais il n’était pas de la bonne race, pas de la bonne religion, pas de la bonne géographie, pas de la bonne politique… » Elle est comédienne et va bientôt être jugée devant un tribunal : elle a assassiné ses deux enfants. Un intéressante mise en abîme, non reprise par Astrid Bayiha structure la pièce de Yonnick Flot : Médée, comédienne, femme, doit jouer son rôle jusqu’au bout dans une pièce écrite avant elle mais elle ressent quelques angoisses à jouer pareil rôle avant d’entrer en scène: « Pas le trac, la trouille. Pas du public, d’Elle. De jouer son rôle. J’aurais jamais dû accepter. Comment dire l’indicible, traduire l’impensable, l’incompréhensible, l’inexplicable, défendre l’indéfendable ? Je peux tout pardonner à une femme sauf ça !
Heiner Müller dans Médée Materiau élabore une critique de la rationalité occidentale, notamment de la « raison instrumentale », et montrait comment le projet des Lumières, visant l’émancipation et le progrès d’une humanité affranchie du mythe et de la pensée magique, était susceptible de régresser, se retourner en son contraire et de sombrer dans la barbarie. Or pour Müller, le mythe de Médée témoignerait justement d’une pareille « dialectique de la raison » : dans « Médée-matériau », Médée, la magicienne, a été utilisée, instrumentalisée par Jason, le conquérant, le colonisateur, qui l’a poussée à trahir les siens, « la Colchide [sa] patrie ». Jason est à l’image d’une rationalité calculatrice et réifiante : « Pour un frère je t’ai donné deux fils » répond-il, en guise de compensation, à Médée, laquelle n’a de cesse de souligner la mort de son frère. Les phrases de Médée « Tu me dois un frère Jason » et « Veux-tu les ravoir tes fils » reviennent alors comme un refrain, témoignant d’une dette impossible à combler et dénonçant de la sorte les calculs de Jason
Sara Stridsberg, quant à elle, fait de Médée le prototype de la métèque, figure de l’errance, éternelle étrangère venue d’un ailleurs inquiétant (l’inquiétante étrangeté de Freud). Elle est celle qui vient d’un autre monde, la barbare, certes dotée de pouvoirs magiques, mais dépossédée de tout, et avant tout d’elle-même et qui sera enfermée dans un hôpital psychiatrique pour éviter les crimes ou parce qu’elle les a commis, on ne sait, les deux versions coexistent et le texte évoque plusieurs scénarios de mise-à-mort des enfants.
On est là aux antipodes de la version d’Euripide qui s’il nous la présente, comme le prototype des femmes trahies, comme une victime de la phallocratie ambiante, insiste sur le fait qu’elle reste maîtresse d’elle-même. C’est une femme de tête, au sang froid. Jason, lui, est considéré comme un « mauvais époux, traître à son lit, le pire des hommes, un parjure, un ingrat » : parjure puisqu’il ne respecte plus les serments sacrés du mariage, ingrat parce que Médée a commis pour lui bien des crimes ! Isabelle Huppert, dans la superbe mise en scène de Jacques Lassalle, dans la cour du palais des Papes en 2000 dira « C’est une pièce d’un féminisme totalement renversant, Euripide c’est le grand auteurs des femmes 2000. » Et c’est vrai qu’Euripide dresse un véritable réquisitoire contre la domination des hommes qui asservissent les femmes et la situation est encore plus tragique pour Médée, qui est, rappelons-le une fois de plus, une étrangère ayant encore moins de droits que les femmes Grecques. Considérée comme une allogène son mariage avec Jason n’a aucune valeur devant la loi grecque, ce pourquoi Jason pourra épouser la fille de Créon, alors qu’il lui avait fait les serments les plus solennels.
Les hommes chez Euripide sont souvent ridiculisés ou à tout le moins très savamment manipulés. Médée les privera de ce avec quoi ils pensent : ils se feront couillonner. Créon, tout d’abord qui lui demande de partir au plus vite et qui lui accorde un sursis, puis Egée, le pleutre qui veut bien l’héberger à Athènes mais en douce, en catimini et enfin Jason qui dans une première rencontre se montre odieux, vaniteux, égoïste, prétendant épouser Creuze, la fille de Créon, pour protéger ses enfants alors qu’ils sont condamnés à l’exil. Médée va reprendre ces arguments les retourner contre Jason pour obtenir son soutien et faire en sorte qu’il intercède auprès du père de sa future nouvelle épouse pour les enfants restent auprès de leur père.
Sénèque fait de Jason un père qui aime ses enfants. Il veut vraiment les sauver et se trouve confronté à une alternative soit demeurer fidèle à Médée mais rester un exilé sous la menace d’être tué, avec ses enfants, par Acaste, le roi de Thessalie dont le vieux père Pélias a été tué par Médée, soit sauver ses enfants, accepter la main de Créüse et l’aide de Créon contre Acaste. Créon et Jason sont des romains qui croient en la raison raisonnante.
Qui est donc Médée ?
C’est la question que se pose Astrid Bayiha et à laquelle son travail ne donne pas de réponse. Elle utilise des extraits de sept versions du mythe, elle les ajuste dans la mesure du possible, joue sur les différents niveaux de langage et sur les langues pour souligner l’universalité du mythe. Ce faisant elle verse dans une équivalence généralisée des points de vue, alors même qu’ils s’opposent ou se contredisent.
Si Médée est une folle, la portée de sa parole et de ses actes n’est pas la même que celle d’une Médée raisonnante, maîtresse de ses mots, de son discours et d’elle-même. La décréter folle ou susceptible de schizophrénie est rassurant. La voilà casée.
La notion d’équivalent général suppose la disparition de la spécificité de chaque texte en faveur de l’émergence d’une possible interchangeabilité, tout comme la valeur d’échange supplante la valeur d’usage de la marchandise pourtant nécessaire à la possibilité d’un échange. Astrid Bayiha pose comme point commun à tous les textes qu’elle a retenus une dimension féministe. Il nous semble qu’il s’agit là plutôt de la vieille interrogation : Qu’est-ce qu’une femme ? La metteuse en scène, comme elle se définit, et non pas metteure en scène, semble fascinée par ces femmes, comme Indira Gandhi dont on dit : ça c’est une femme et dont tout le monde comprend : ça c’est un homme !
Lacan répond « La femme n’existe pas ! Et pour autant tout être parlant, quel qu’il soit, pourvu ou non des attributs de la masculinité, peut s’inscrire du côté de la part femme.
Qu’est-ce qu’une femme, donc? Ou dans une version dénoncée depuis la publication du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir (1949) : qu’est-ce que la féminité? La critique de l’assignation des femmes aux sphères et aux valeurs traditionnellement associées au féminin a constitué un élément central des mouvements et des théories féministes puisque l’injonction à la féminité, à la maternité participe au maintien des femmes dans une situation de subordination. Mais il y a là un dilemme. « Le rejet des valeurs traditionnellement attachées au féminin perpétue la dévalorisation portée par la culture dominante et reconduit ainsi la supériorité de l’éthos dit « masculin »; d’un autre côté, les mettre en avant et les revendiquer risque de renforcer les catégories binaires du genre, ré-assignant les femmes à des positions traditionnellement féminines, reconduisant l’exclusion de celles qui échappent depuis toujours aux cadres de la féminité blanche, bourgeoise et valide. » (Lucie Choupaut).
Au delà de ces impasses « M Comme Médée » affirme un vrai travail de mise en scène et nous offre le plaisir de retrouver sur scène des figures bien connues du public martiniquais comme Jann Beaudry, Daniély Francisque et Nelson-Rafaell Madel. À leurs cotés Fernanda Barth, Valentin de Carbonnières, Josué Ndofusu et Swala Emati, autrice de la composition musicale particulièrement réussie qui participe grandement à la réussite d’un spectacle qui s’il flirte par moment du coté du gloubi-boulga génère aussi de fortes émotions comme l’ont manifesté avec enthousiame les publics scolaires présents dans la salle ce jour là.
Fort-de-France, le 02/02/23
R.S.
Dramaturgie, adaptation et mise en scène : Astrid Bayiha
Création lumières et régie générale : Jean-Pierre Népost
Scénographie : Camille Vallat
Costumes : Emmanuelle Thomas
Composition musicale : Swala Emati
Avec Fernanda Barth, Jann Beaudry, Valentin de Carbonnières, Swala Emati, Daniély Francisque, Nelson-Rafaell Madel, Josué Ndofusu
*********
On peut tenter de télécharger la captation vidéo (de mauvaise qualité) de « Médée » d’Euripide, m.e.s. de jacques Lassalle avec Isabelle Huppert, Jean-Quentin Châtelain, Olivier Barrère, Anne Benoît, Itto et Meimoun Mehdaoui, Michel Peyrelon, Jean-Philippe Puymartin, Emmanuelle Riva, Pascal Tokatlian, Bernard Verley. ici =>
Ou encore pour le monde enseignant :la voir sans la télécharger => https://www.cyrano.education/content/medee-12657
Le précédent lien conduisait, à notre insu , vers un site pornographique. Nous vous présentons toutes nos excuses.