— Par Selim Lander —
Hervé Deluge prend la scène du théâtre municipal
Devant une salle remplie mais par un public qui n’est pas celui que l’on croise habituellement au Théâtre municipal, Hervé Deluge s’explique sur un événement qui a défrayé la chronique, il y a deux ans, lorsque, pris d’un coup de sang, il a fracassé avec son pick-up une porte vitrée et abîmé quelques marches du bâtiment de Tropiques Atrium-Scène nationale de Martinique, avant de tenir des propos plus ou moins menaçants à l’encontre de certains responsables présents dans les lieux. L’incident valait qu’on revienne dessus, même si les suites judiciaires furent bénignes (n’est-il pas rappelé au cours du spectacle qu’« un artiste a le droit de péter les plombs » ?)
Redoutable, le défi que s’est lancé Deluge à lui-même en montant sur un théâtre pour nous faire revivre cet événement dont il fut l’acteur et qui a marqué les Martiniquais au-delà du milieu des artistes, tout en s’interrogeant sur ses motivations. Autant dire qu’il était attendu.au tournant. Mais Deluge est une bête de scène, ce sujet est son sujet et il tire plutôt adroitement son épingle du jeu. Au centre du plateau un plan incliné en haut duquel est fixée une cuvette de WC sur laquelle le comédien est assis – comme pour mieux nous faire savoir qu’il est dans la merde – quand il commence sa harangue. On entend des paroles de Césaire, de Fanon, de Dieudonné Niangouna (Je m’appelle Mohamed Ali). Il est question de boxer, de se boxer et le comédien joint le geste à la parole. Sur un écran apparaissent des images, des extraits d’un texte méconnu écrit par Césaire en Haïti invitant à la révolte. Mais quelle révolte ? Est souligné un appel aux « enragés », comme si Deluge voulait s’abriter derrière l’autorité du poète. L’on sait bien pourtant que chez Césaire la protestation n’a jamais dépassé le niveau du verbe. D’ailleurs Deluge s’avoue davantage perturbé que conforté par les figures tutélaires dont les discours juxtaposés virent à la cacophonie.
Vient ensuite une évocation rapide de la jeunesse de l’auteur, son apprentissage de comédien à Cannes, la difficulté de se faire une place au soleil… de la Métropole. On aurait aimé que ce deuxième temps se prolongeât davantage.
Le comédien-metteur en scène entre dans le vif du sujet avec le rappel – sur la base d’un enregistrement d’Hassane Kassi Kouyaté – du changement stratégique engagé par l’ex directeur de Tropiques-Atrium, lequel avait déclaré vouloir favoriser les jeunes artistes, au détriment, donc, des plus anciens. Ce troisième temps est à vrai dire assez confus puisque Deluge enchaîne immédiatement en dénonçant la nouvelle condition qui serait, de ce fait, la sienne comme un nouvel « esclavage » (sic). Or, c’est a priori le contraire : en exhortant les créateurs martiniquais confirmés à imaginer un autre mode de fonctionnement que la quête aux subventions, HKK ne les invitait-il pas plutôt à se libérer ?
Quoi qu’il en soit, Deluge met bien le doigt sur un problème réel en soulignant la précarité des artistes qui entendent vivre seulement de leur art. Entre le vedettariat de quelques-uns et la difficile survie de la plupart des autres, rares sont ceux qui se trouvent dans une honnête condition moyenne. Cela étant, le problème est loin d’être spécifique à la Martinique où il n’est sans doute pas le plus aigu. Et l’on ne voit pas comment il pourrait être résolu dans une société libérale où chacun est libre de suivre sa vocation. Tant qu’on n’a pas atteint l’abondance annoncée par les prophètes matérialistes, il n’est que trop évident que l’on ne saurait garantir à toute personne se proclamant artiste les moyens d’une existence confortable. La concentration des subventions sur quelques-uns et le saupoudrage sur les autres sont toutes deux inévitables. Qu’une telle répartition des moyens soit arbitraire et injuste, faute de critères de jugement incontestables en matière artistique, est également inévitable. Il est clair que la question ne se posait pas ainsi en Union Soviétique où les artistes étaient des fonctionnaires recrutés sur concours, ceux qui n’étaient pas élus et qui voulaient malgré tout pratiquer leur art étant rejetés dans la clandestinité.
Le dernier temps du spectacle est la relation du procès intenté contre le comédien rebelle. Deluge s’appuie alors sur un texte qu’il a devant lui et qu’il lit en partie, ce qui apparaît comme une facilité. C’est là, néanmoins, où il se pose à lui-même la question de savoir s’il se sent coupable. S’il n’y répond pas, c’est bien sûr parce que son propos n’était pas de faire un vrai « mea culpa » mais bien de présenter son plaidoyer. Et il est vrai que le jugement prononcé contre lui, assorti d’un minimum de sanctions, n’a pu que le conforter dans la conviction de son innocence. Avec le risque de minimiser la portée symbolique de son geste. Car s’il ne s’agit plus que du « pétage de plomb » d’un comédien à bout de nerf, ce dernier peut difficilement passer pour le porte-parole d’une profession en colère. Aussi aurait-on aimé qu’il s’attardât davantage sur les attendus du jugement qui ne l’a qu’à peine condamné, comme pour mieux souligner le côté dérisoire de sa révolte.
On adhèrera ou non à notre lecture de la pièce. Comme Christian Antourel et Ysa de Saint-Auret l’ont fort justement souligné, Mea culpa proclame une parole de vérité qui est celle de l’artiste Deluge. Par contre il devrait y avoir unanimité sur l’interprétation vraiment remarquable : le comédien ne nous lâche jamais, du début à la fin. Son jeu tout en force qui cède parfois à l’émotion montre aussi bien la colère que la déroute qui sont celles de son personnage, autant que les siennes propres. On a parfois reproché au comédien Deluge d’en faire un peu trop. On ne le dira pas ici où il est directement sous l’emprise de la (sa ?) vérité.
Ecriture et montage de textes d’Hervé Deluge avec Jean-Durosier Desrivières et les collaborations techniques de Michel Bourgade, Dominique Guesdon, Marc Escavis et Irlaine Ribier.
Création au Théâtre municipal de Fort-de-France, 15 et 16 février 2019.