— Par Alvina Ruprecht —
Ce Mayo teatral (2016) fut à la fois l’ouverture, par le théâtre, vers une nouvelle vision des Amériques et un voyage vers le passé. C’était avec beaucoup d’émotion que j’ai revu Roberto Fernandez Retamar, Président de la Casa des las Americas, monter sur la tribune, accueillir le public alors que dans les années 1970, nous avons reçu Dr. Retamar à Ottawa en tant qu’invité de l’Association canadienne de Littérature comparée à l’Université Carleton. (Ottawa). Maintenant, revoir ce vénérable monsieur sur la scène chez lui m’a fait un coup de nostalgie très forte.
Ce fut ma sixième visite au pays mais depuis une dizaine d’années la trajectoire du théâtre cubain m’interpelle encore davantage, surtout grâce à ma collaboration avec le groupe Théâtre Caraïbe – le Répertoire, un projet de publication multilingue, initié par l’acteur et metteur en scène guadeloupéen Jean-Michel Martial[1] Cette fois-ci cependant, j’ai eu le plaisir, pour la première fois, d’assister au Festival et encore mieux, en tant qu’invitée. Rapidement, j’ai compris comment cet événement est devenu une rencontre artistique d’une importance capitale pour toute la création scénique et dramaturgique de ces communautés diasporiques et ces pays de langue espagnole et même des communautés où on parle d’autres langues, sur ces continents américains. Toutefois, le festival signifie aussi un moment de rassemblement culturel qui reflète une expérience commune, un moment de rencontre entre ceux qui partagent l’idée que le théâtre est une forme de résistance culturelle où toutes les différences ont leur place.
Cette prise de conscience d’une activité d’une telle envergure devait jouer un rôle fondamental dans l’exposé de Patricia Ariza , directrice de la troupe la Candelaria (Colombia) alors que ce rassemblement ouvrait l’espace à ce besoin de cerner des réalités bouleversantes par les manifestations artistiques et il était clair que les participants avait compris comment le festival est devenu l’oreille de ceux qui savent écouter et les bras de ceux qui savent accueillir toutes les expressions possibles de la paix.
Effectivement, l’accueil de La Candelaria , venu avec leur production de Camilo (Torres) créé en 2015 avec ses 13 comédiens, ses musiciens, et toute son équipe technique sous la direction de Patricia Ariza, a dominé l’ambiance du festival et m’a plongée dans un passé que j’avais vécu au Mexique dans les années 1960, surtout le souvenir du massacre de la Plaza de las très culturas à Tlateloco juste avant les Jeux Olympiques en 1968, peu après la mort de Che Guevara en 1967.
Le festival a reconnu le cinquantième anniversaire de la création de la Candelaria et a rendu hommage à Santiago Garcia, créateur de la compagnie en collaboration avec le grand créateur Enrique Buenaventura. Camilo marque une étape de l’évolution de la Candelaria puisqu’il est le premier travail collectif mené sans la direction de Santiago Garcia. Lors d’un entr tien, Ariza m’a confié que la vidéo passé lors de son intervention, montre une de trois œuvres créées lors de ce processus de travail et intitulée: Soma Mnemosine, El Cuerpo de la Memoria. La vidéo qui capte el maestro en train de travailler, sera le dernier film tourné avec Santiago puisqu’il est actuellement très malade. On y reconnaît les principes de la création collective, le fondement de leur travail, dont Camilo était l’exemple emblématique présenté au Festival cette année.
Lors du symposium qui se réalisait parallèlement, les paroles de Patricia étaient l’expression de sa passion pour son travail théâtral mais on y ressentait le poids de la guerre tragique qui ravage son pays. Devant cet engagement artistique qui est en fin de compte une lutte spirituelle et physique pour la survie, elle se pose des questions sur la nécessité de prendre des armes et la malheureuse inutilité de la discussion pour résoudre la situation. Dans ce contexte, le spectacle de Camilo, est surtout un rituel entre le mysticisme catholique et la corporalité d’un engagement envers le peuple entrepris par cet homme, sans aucun doute le spectacle emblématique du festival.
Il faudrait mentionner un autre travail aussi important mais tout à fait différent quant à l’esprit qui anime les images mais tout aussi semblable quant aux instruments de travail puisque le corps est toujours le fond de cette recherche.
Nelda Castillo, cubaine et fondatrice de la troupe El Ciervo Encantado, et dont le parcours est la suite d’une réflexion profonde sur les rapports entre l’art, l’histoire cubaine, les idées de l’ethnologue Fernando Ortiz, questions de colonisation et de guerres de libération entre autres. Les deux spectacles présentés s’intitulaient Triunfadela et Guan melón, tu melón.
Ce théâtre hautement politique, est un phénomène unique du pays. Le titre de sa troupe s’inspire d’un conte ou le cerf est évoqué comme figure métaphorique de la liberté par le poète, auteur de contes et mambi, Esteban Borrerro Echeverría, (« El Ciervo Encantado », Narraciones, Letras Cubanas, La Habana 1979. Les habitants de l’ile, incapable d’abattre le cerf ont invité l’habitant d’un continent voisin à venir les aider. Ceux-là sont venus abattre l’animal mais sont rentrés avec le cadavre du cerf en laissant les habitants de l’île discuter la manière de préparer les plats avec la chair d’un animal qui n’était plus chez eux. Dans la symbolique du conte, la chasse à la liberté ne pouvait plus réussir puisque tous les habitants passaient leur temps à discuter la cuisine et a parler de la liberté sans qu’elle soit à leur portée. Selon Nelda Castillo, l’indépendance était difficile voire impossible parce qu’ils ne pouvaient pas se mettre d’accord sur leurs projets. Cette vision sarcastique cache une colère sourde et donne son impulsion au travail de cette troupe. En effet, les deux spectacles (« Triunfadela » et « Guan Melón, Tu Melón ») que la compagnie a présentés sont l’expression intelligente, efficace, divertissante et très critique de cette manière de pensée.
Triunfadela ressemble à une parodie du réalisme socialiste avec Alfred Jarry et Brecht à l’appui, ou la metteure en scène s’inspire les documents authentiques. Dans un premier temps nous voyons un film tourné en 1970 et on entend des échanges entre des ouvriers lors des rencontres de travail . Le film fut tourné sur le lieu d’une entreprise située en face du théâtre actuel du Ciervo Encantado. A l’époque, l’endroit était un atelier ou on fabriquait des carrosseries des Omnibus Giron à partir des châssis venus de l’Union soviétique. . Quelqu’un avait filmé ces discussions très aliénantes entre les ouvriers contre un arrière-plan chaotique créer un effet d’aliénation, des bruitages urbains, des marches, des hymnes, la musique officielle et une bande sonore hétéroclite qui évoque le héroïsme de l’ouvrier. En ajoutant des sous-titres en anglais encore plus chaotiques et faits, l’effet était encore plus confus.
Dès que le film prend fin, on voit arriver une créature ubuesque et monstrueuse, jouée par Mariela Brito complètement transformée pour le spectacle. La visualisation semble reprendre des éléments de « Sur l’inutilité du théâtre au théâtre » (1896) publié par Jarry au moment de la création d’Ubu roi et le discours sur le théâtre, prononcé par Jarry à la même occasion où il remet en question l’illusion réaliste à la scène qui ne peut que réconforter les plus médiocres. Ubu, une « figure ignoble », selon Jarry, d’origine shakespearienne (Macbeth pour tout dire !) est le point de départ d’une parodie politique dans un pays qui n’existe « nulle part », Ubu parle de la « phy »nance, la physique et la Merdre. Les parallèles avec « Triunfadela » sont surprenants et la démonstration est parfaite. Vêtue d’un uniforme militaire, un sceau sur la tête en guise de coiffe militaire, les yeux grands ouverts mis en relief par des cercles noir pour mettre en évidence son regard de hibou qui surveille sa proie, notre « Ubu cubain » fait son apparition et on reconnait le démagogue immédiatement. Son gros ventre supporte deux micros attachés à la ceinture pour mieux capter son « discours » fabriqué de grognements, de ronflements, de hurlements, de gargouillements tous sortis de cette petite tête effarante qui nous donne l’illusion qu’il nous a sous l’œil. Encore plus surprenante, la totalité du discours de « Triunfadela» consistait en articles tirés tels quels des quotidiens cubains (Granma et Juventud Rebelde). La réaction équivoque du public devant cette figure grotesque qui bougeait comme une poupée maladroite, était intéressante puisque les spectateurs donnaient l’impression ne pas savoir s’il fallait rire ou se taire. Cette ambiguïté était le résultat d’une vision critique extrêmement raffinée.
Une autre adaptation de Macbeth (Mendoza) fut présentée par la troupe mexicaine Los Colochos, sous la direction de Juan Carrillo. Décidément Shakespeare était la vedette du festival avec entre autres, une nouvelle vision d’Otelo présentée par Viajeinmóvil , une troupe de marionnettes chiliennes sous la direction de Jaime Lorca. Quant aux Mexicains, Carrillo a capté un moment de la guerre de l’indépendance (1910), où le chef d’une bande de rebelles, Mendoza, cherche le pouvoir au milieu du chaos de la guerre nationale en assassinant ses rivaux. La langue et la chorégraphie étaient puissantes, car elles ont cerné la violence, le machisme, l’obscénité et la physicalité des relations dans le contexte des propriétaires qui veulent assurer leur pouvoir sur la terre. Les rapports avec la femme de Mendoza, Rosario sont transformés alors qu’on évoque un lien entre la sorcière (il n’y a qu’une seule ici et elle est masquée!) et cette femme dans ce monde masculin de rebelles. Cette interprétation mexicaine nous a coupé le souffle non seulement puisque le sang giclait de partout mais surtout puisque Carrillo a trouvé des parallèles remarquables entre Shakespeare et l’histoire mexicaine pour que le passage d’une situation historico-culturelle à une autre semblait tout naturel, tout en respectant la structure de l’original. Le jeune Carrillo a un avenir prometteur.
Nous étions très heureuses de la présence de la comédienne martiniquaise, Lucette Salibur, metteure en scène et fondatrice du théâtre du Flamboyant qui a raconté, avec beaucoup de verve son parcours d’actrice professionnelle en remontant aux origines du Théâtre de la soif nouvelle, la troupe fondée par Aimé Césaire qui a profondément marqué l’évolution du théâtre en Martinique. .
Une autre rencontre qui m’a impressionnée était la présence de Diana Taylor, la directrice de l’Institut hémisphérique de performance et politique rattaché à l’Université de New York (NYU) et associé aux Performance Studies dans le contexte des études de l’Anthropologie théâtrale fondées par Richard Schechner. J’avoue que je ne connaissais pas du tout cet institut mais il restera désormais bien dans ma mémoire surtout après ma conversation avec Doris Difarnecio qui m’a parlé de ses liens avec L’institut et le fait qu’elle travaille au Canada avec les théâtres des peuples autochtones ( First Nations ) et qu’elle allait collaborer avec notre collègue Honor Ford-Smith qui enseigne à York University (Toronto) dans le contexte de l’institut hémisphérique.
Bien sûr il y a eu bien d’autres merveilleux spectacles au programme tel qu’Otelo et les marionnettes de Jaime Lorca (Viajeinmóvil de Chile) mais la fatigue a eu raison de mon désir de tout voir, surtout par cette chaleur à laquelle je ne suis pas habituée. Il suffit de dire que le Mayo teatral (2016) était une grande aventure sur tous les plans et je compte revenir l’année prochaine.