— Par Frédéric Joignot —
Depuis juillet, la liste des massacres, des viols, des exécutions sommaires, des tortures, des brutalités associées à l’imposition de la charia (mains coupées, flagellations publiques) que commettent les combattants du groupe armé Etat islamique (EI), que ce soit à Tikrit, à Rakka, à Mossoul, ne cesse de s’allonger. Ses partisans tournent et diffusent eux-mêmes les vidéos de leurs exactions : égorgements, crucifixions, têtes plantées sur des grilles, balles dans la tête, charniers.
Sur certains de ces films, on voit de jeunes hommes frapper, humilier et tuer des civils par dizaines, à l’arme blanche ou d’une rafale de mitraillette. Sans hésiter, avec détermination. Ces photos de meurtriers de masse en rappellent d’autres, de terrible mémoire et de tous les temps : celles de la Shoah, celles du génocide des Tutsi au Rwanda, et tant d’images de guerres civiles, de guerres de religion où des tueurs dressés devant des fosses achèvent en souriant une victime désarmée – non coupable, non combattante.
La « sympathie » abrogée
Comment des hommes en arrivent-ils à tuer des vieillards, à enlever des enfants, à torturer des gens qui parfois sont d’anciens voisins ? A quoi pensent-ils à cet instant ? Où est passée leur humanité ? Qu’en disent les historiens, les psychosociologues, les théoriciens des idéologies, les philosophes et les anthropologues qui travaillent sur ces questions de la barbarie, du meurtre de masse et du passage à l’acte ?
L’éclipse de la compassion serait la cause première. Le philosophe Marc Crépon, auteur d’un essai sur Le Consentement meurtrier (Cerf, 2012), avance qu’« il n’y a pas de guerre, pas de génocide, pas d’abandon de populations entières à leur errance entre des frontières meurtrières qui ne soit possible sans une “suspension” de la relation à la mort d’autrui, un déni des gestes de secours, des paroles de réconfort, du partage qu’elle appelle ». Pour décapiter au couteau des hommes attachés, pour violer des femmes, il faut que soit étouffé le savoir que chaque humain possède sur la souffrance de l’autre, sur sa fragilité et sa mortalité. Et la première explication à cette « suspension » est autant psychologique qu’idéologique : seule une force supérieure, et donc un Dieu, pourrait l’autoriser.
« Se convertir, fuir ou périr »
Des hommes, de tout temps, se sont autorisés à massacrer en prétendant brandir le glaive de Dieu. C’est un constat historique effrayant. C’est aussi l’argument des partisans de l’EI. Ils se proclament en guerre sainte. Ils vont imposer, disent-ils, entre la Syrie et le Kurdistan irakien, un califat régi par la loi islamique sunnite. « Je promets à Dieu, qui est le seul Dieu, que j’imposerai la charia par les armes », expliquait, fin août, Abou Mosa, 30 ans, représentant de l’EI, dans un reportage vidéodu groupe américain de médias Vice News. Dieu, poursuivait-il, veut que les membres de l’EI chassent et tuent les yézidis, les Turkmènes, les shabaks, mènent la guerre aux chiites, chassent les chrétiens d’Orient ancrés sur cette terre depuis deux millénaires, « parce que ce sont des infidèles, des apostats, des ennemis de Dieu, de la religion et de l’humanité ». Ils doivent « se convertir, ou fuir, ou périr ». Pour eux, l’interdit de meurtre est levé. Alors, l’EI tue sans états d’âme, en masse. La « sympathie » de chaque homme pour la souffrance des autres hommes, révélée par un des pères des Lumières, Adam Smith, comme un élément constitutif de la nature humaine, est abrogée.
Depuis la découverte des « neurones miroirs » ou « neurones de l’empathie » par l’équipe du biologiste Giacomo Rizzolatti en 1996, nous savons que cette compassion est sans doute universelle. Grâce à leurs effets en retour, chaque homme ressent les émotions des autres « comme si » elles étaient siennes, au niveau d’un « vécu », sans même raisonner – avec empathie. Ces recherches permettent de mieux comprendre les sentiments de pitié, la culpabilité et la moralité.
Les guerres de religion se ressemblent dans l’horreur
Comment un dieu, l’être moral suprême, peut-il alors pousser un homme à en massacrer d’autres ? Auteur, avec Anthony Rowley, de Tuez-les tous ! La guerre de religion à travers l’histoire. VIIe-XXIe siècle (Perrin, 2006), l’historien israélien Elie Barnavi rappelle que « la religion ajoute à la guerre une dimension unique, qui la rend particulièrement féroce et inexpiable : la conviction des hommes qu’ils obéissent à une volonté qui les dépasse et qui fait de leur cause un droit absolu ». Quand elle est pensée comme « la seule vraie foi », la religion transforme l’innocent d’une autre Eglise (ou l’athée) en « infidèle » ou en « érétique », et le tueur en soldat de Dieu…
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