Maryse Condé se livre et se délivre

Maryse Condé : La vie sans fards, Paris, J.C. Lattès, 2012, 334 p., 19 €.

maryse-conde-Par Michel Herland – En plaçant d’entrée ce livre de mémoires sous l’invocation de Jean-Jacques Rousseau et de ses Confessions, Maryse Condé (née en 1937) annonce la couleur. Loin de vouloir dresser pour la postérité une statue à sa gloire, elle livrera aux lecteurs le récit « sans fards » de ses années de jeunesse. Ce livre devrait passionner, au-delà des admirateurs de l’auteure de Ségou (publié en 1984), les Africains, sans parler de tous les Européens ou Antillais qui, comme elle, ont laissé une part d’eux-mêmes sur « le continent ». C’est pourtant en Haïti que ces nouvelles confessions ont fait le plus de bruit (1) quand il est apparu que le père de Denis, le fils aîné de M. Condé, né en 1956, n’était autre que Jean Dominique (1930-2000), une figure de la résistance contre les Duvalier, coupable d’avoir abandonné Paris et sa jeune maîtresse passionnée lorsqu’il apprit qu’elle était enceinte de ses œuvres. Mais ceci n’est que le premier épisode des frasques sentimentales de la future écrivaine, mariée en 1958 avec le comédien guinéen Mamadou Condé, le père de deux de ses filles, Sylvie-Anne et Leïla, entre lesquelles s’intercale une autre fille, Aïcha, née d’une nouvelle aventure passionnée de M. Condé pour un Haïtien, Jacques V., enfant naturel de François Duvalier (2). On peut difficilement imaginer vie plus romanesque que celle-ci, d’autant que notre héroïne, après avoir quitté sa Guadeloupe natale à 16 ans pour préparer au lycée Fénelon le concours de l’École normale (Sèvres) se détourna rapidement de ce projet. Mère de famille sans ressource, elle eut à peine le temps de confier son fils à l’assistance publique avant qu’un début de tuberculose ne se déclare. Envoyée dans un sanatorium à Vence, c’est là où elle acheva de préparer sa licence de lettres modernes. De retour à Paris, elle tâta de quelques petits boulots, rencontra Condé, l’épousa, se sépara de lui bien qu’à nouveau enceinte, et, après avoir récupéré son fils déjà né, embarqua, enceinte, pour la Côte-d’Ivoire et le collège de Bingerville où elle devait enseigner le français. M. Condé avait d’abord découvert l’Afrique en même temps que son africanité à travers Césaire et les poètes de la négritude. Ce fait n’est certainement pas étranger à sa volonté de s’implanter en Afrique en dépit de toutes les vicissitudes. En dehors quelques interruptions, elle y restera de 1959 à 1973, avec de rares interludes en Europe, ballotée d’un pays à l’autre (Côte-d’Ivoire, Paris, Guinée, Ghana, Londres, Sénégal), toujours accompagnée de ses quatre enfants, dans des conditions matérielles et psychologiques le plus souvent difficiles, enseignante le plus souvent, parfois journaliste à la radio, ignorant pendant longtemps sa véritable vocation. Quand ces mémoires s’interrompent, l’auteure est en train d’achever son premier livre, Heremakhonon, largement inspiré de sa vie en Guinée (3), qui sera publié en 1976 dans la collection 10/18 par Stanislas Adotevi. M. Condé aura alors quarante-deux ans.

Ces mémoires sont un témoignage de première main sur la Guinée socialiste de Sékou Touré, avec ses pénuries incessantes et son dévoiement progressif en une société à deux vitesses, mais aussi les conversations passionnées entre intellectuels révolutionnaires. M. Condé parfaisait son éducation politique avec des leaders africains comme Mario de Andrade ou Hamilcar Cabral qui fréquentaient un couple d’amis pendant leurs séjours à Conakri ! Le tableau du Ghana également socialiste de Kwame Nkruma montre les Africains-américains qui tiennent le haut du pavé tandis que les grands seigneurs féodaux s’efforcent comme ils peuvent de retenir leurs privilèges ancestraux. M. Condé ne livre pas précisément dans ce livre son opinion sur le socialisme africain mais l’on peut penser qu’elle adhère au discours du romancier guyanais Jan Carey, qu’elle cite, selon lequel l’Afrique ne fonctionnant que sur des différences et des inégalités acceptées, ne peut qu’être réfractaire au socialisme, puisque ce dernier vise l’abolition des privilèges et l’avènement d’une société sans classe (cf. p. 268).

M. Condé s’explique dans ce livre sur son rapport à Césaire et à Fanon. Le contact prolongé avec l’Afrique ne pouvait laisser indemne la mythologie de la Négritude (4) portée par le poète martiniquais. Quant à Fanon, elle avait commencé par détester Peau noire, Masques blancs au point de se fendre d’une lettre très critique lorsque la revue Esprit en avait publié des « bonnes feuilles ». Cela se passait quand elle était encore lycéenne, mais la lecture des Damnés de la terre, en 1961, alors qu’elle vivait en Afrique depuis déjà deux ans, fit d’elle, de son propre aveu, une « fanonienne convaincue ». Fanon, mort si tôt, avait pourtant déjà lucidement analysé, en effet, par quel processus « les auteurs de la révolution [africaine] en devi[nr]ent peu à peu les fossoyeurs » (p. 128).

La qualité principale de ce livre, et ce qui le rapproche effectivement des Confessions de Rousseau, c’est sa simplicité et sa sincérité. Les noms de littérateurs célèbres comme Cheik Hamidou Kane, Mariama Bâ, Roger Dorsinville, Guy Tirolien, Daniel Maximin, etc., de cinéastes comme Sambène Ousmane, ou encore de grandes figures politiques comme Julius Nyerere, Che Guevara ou Malcolm X. traversent ce récit sans la moindre apparence de snobisme : simplement, l’auteure nous fait savoir qu’elle s’est trouvée aux bons moments aux bons endroits. Quant à la sincérité, M. Condé ne se juge pas elle-même mais laisse le soin à d’autres de la juger, sans fausse humilité ni complaisance. Exemple : « Tu sais bien que tu ne seras jamais acceptée par les Africains […] Tu veux rester en Afrique ? Restes-y ! Avec l’intelligence que tu as, tu ne fais que des conneries » (p. 157). Qu’est-ce donc alors que M. Condé a cherché pendant toutes ses années en Afrique ? Une dramaturge ghanéenne se charge de lui donner la réponse : « Une terre faire-valoir qui te permettrait d’être celle que tu rêves d’être. Et sur ce plan, personne ne peut t’aider » (p. 271).

Case-Pilote, 10 mars 2014.

(1)   Lire à ce sujet, du poète et dramaturge haïtien Jean Durosier Desrivières : « Un très beau livre ! Puis vos gueules ! », L’Incertain, n° 1, janvier-juin 2013, p. 57-75.

(2)   Une aventure qui donne l’occasion à M. Condé d’une belle profession de foi en faveur de l’amour-passion : « Qu’on ne vienne pas me reprocher d’avoir fait l’amour avec le fils d’un des plus sanguinaires dictateurs qui aient jamais existé. Jacques n’était pas cela pour moi. Je vivais une passion. La passion n’analyse pas, ne fait pas la morale. Elle brule, incendie, elle consume » (p. 76).

(3)   « Heremakhonon » signifie « Attends le bonheur » en malenké.

(4)   Cf. Selim Lander : « Crépuscule de la Négritude », http://mondesfrancophones.com/espaces/caraibes/crepuscule-de-la-negritude/