—Par Selim Lander —
Mary Prince, née « vers 1788 » dans l’archipel des Bermudes, a été esclave jusqu’en 1833, date de l’abolition de l’esclavage par la Grande-Bretagne. Elle a laissé sur la condition servile un témoignage dont il n’existe pas l’équivalent en français. Les hasards de son existence l’avaient conduite à Londres où, après maintes tribulations, elle fut recueillie par Thomas Pringle, le secrétaire de la société anti-esclavagiste. C’est dans la maison de ce dernier qu’elle a dicté son récit, publié en 1831 sous le titre The History of Mary Prince, a West Indian Slave, ouvrage qui a connu deux rééditions la première année et n’a pas peu contribué à populariser la cause abolitionniste. Mary Prince raconte dans une langue sans fioriture mais avec peut-être d’autant plus d’éloquence les horreurs de l’esclavage. Elle le fait avec la naïveté d’un être simple, qui ne demande qu’à aimer et être aimé, qui a adhéré avec enthousiasme au christianisme, mais dont le destin a voulu que, après une enfance heureusement épargnée, elle tombe sur une série de maîtres vindicatifs et cruels. Les châtiments réservés aux esclaves étaient réputés plus durs dans les colonies anglaises que dans les colonies françaises (voir par exemple là-dessus le Père Labat). Le témoignage de Mary Prince révèle qu’ils étaient abominables, que les maîtres – certains maîtres – perdaient toute retenue et prenaient un plaisir proprement sadique à martyriser leurs esclaves. La pouvoir absolu corrompt absolument : le comportement de certains propriétaires d’esclaves ne vérifie que trop bien, hélas, cette maxime.
Deux représentants de la diaspora martiniquaise à Paris se sont saisis de ce texte : Souria Adèle interprète Mary Prince dans une mise en scène d’Alex Descas. La mise en scène, comme le décor de Denis Renault, sont minimalistes. Encadrée par deux rideaux blancs en entonnoir ouvert vers le public, la comédienne restera debout en position frontale du début à la fin. Seules variations : quelques pauses, dans le noir, avec un accompagnement musical, à l’issue desquelles la comédienne fait quelques pas en avant pour se rapprocher davantage du public. Elle est, pour le reste, constamment figée en dehors de quelques mouvements de tête vers les côtés. Une grande robe, à l’ancienne, très belle, la rend encore plus hiératique. Cette attitude sied bien, en fait, à la gravité d’un discours dépourvu de la moindre note d’humour (il est vrai que le sujet, un plaidoyer pour l’abolition, ne s’y prêtait pas). Ce dispositif, on ne peut plus simple, mais renforcé par les belles lumières d’Agnès Godard, se montre d’emblée efficace : nous sommes saisis, touchés par ce personnage qui reste, tout du long, d’une concentration, d’une dignité admirables. C’est une comédienne qui parle, bien sûr, et Diderot nous a suffisamment avertis qu’un bon comédien devait être aussi peu sensible que possible, mais il y a plus ici que du jeu. L’empathie entre l’interprète et son personnage est patente. Et l’on ne peut pas croire que le fait que la comédienne soit elle-même descendante d’esclaves antillais soit pour rien dans l’émotion particulière qu’elle fait passer. Même les quelques moments où, en cette soirée de première à laquelle nous avons assisté, elle écorche quelque peu son texte, ne nuisent pas à l’atmosphère de recueillement qui s’instaure sur le plateau et dans la salle.
Maintenant, fallait-il adopter un parti aussi radical dans cette mise en scène ? On se prenait en effet à penser que, vu l’absence de jeu, ou sa réduction à la plus simple expression, une simple lecture aurait pu produire le même résultat. La progression par étapes de la comédienne vers l’avant-scène ne suffit pas à créer une progression… dramatique. Nous montons très vite jusqu’à un climax au-delà duquel on ne peut que redescendre. Cela étant, la tension reste jusqu’au bout et l’attention ne se relâche pas un instant.
À la Manufacture des Abesses, 7 rue Véron, Paris 18° jusqu’au 22 mars 2014.