Texte de Dominique Berthet, prononcé le 15 décembre 2020 lors de la présentation de l’exposition de Marvin Fabien, « Caribbean bodies: of shining fragments », à la galerie la Véranda, Tropiques Atrium, Fort-de-France. Marvin Fabien est décédé le 26 novembre 2020 dans sa 42e année, après avoir supervisé à distance chaque étape de l’installation de cette exposition.
Marvin Fabien est un artiste multimédia : peintre, musicien, compositeur, vidéaste, performeur. Il hybride les techniques et les médiums, il transgresse joyeusement les codes, les normes et les limites des domaines artistiques. Il pratique la peinture, le dessin, le collage, le son, la vidéo, la performance, autant de techniques et de médiums qu’il convoque et parfois associe dans des réalisations souvent insolites. Cet artiste s’inscrit bien dans l’art de son temps, un art qualifié de contemporain qui a précisément souvent recours aux mélanges, aux associations, aux hybridations, aux connexions, aux combinaisons.
Tout artiste est habité par une ou plusieurs préoccupations auxquelles il donne forme. Dans le cas de Marvin Fabien, il s’agit certes d’une forme plastique, mais aussi d’une forme sonore. Le son est en effet l’un de ses médiums favoris, qui lui permet de créer des ambiances et des univers (sonores) particuliers.
L’élément qui fait le lien entre les différents médiums qu’il utilise est le corps. Marvin a véritablement une fascination pour le corps, mais pas n’importe lequel : un corps en situation. Une situation particulière, celle de la danse dans des postures parfois provocantes. Un corps dynamique, survitaminé, entraîné par des rythmes effrénés et saccadés dans un flux continu. L’art de Marvin Fabien est un art en situation, qui au-delà du corps questionne aussi le lieu. Ce lieu est la Caraïbe. L’art de cet artiste est ancré dans cet espace. Ce qui est représenté, ou plutôt exprimé, dans ses peintures – qu’elles soient sur papier ou sur toiles –, est un corps caribéen indissociable de son espace socio-culturel.
Marvin Fabien s’intéresse aux cultures populaires de la Caraïbe et en particulier à la musique populaire, ce qui l’a amené à développer un travail autour de la culture Bouyon. Ce courant musical né à la Dominique en 1988 d’où il est originaire, s’approprie plusieurs styles musicaux comme le jump-up très présent dans les carnavals, le dancehall (musique populaire jamaïcaine), et la soca (originaire de Trinidad-et-Tobago). Le bouyon mélange la musique traditionnelle et la musique actuelle de la Dominique. Cette musique s’est répandue ensuite dans les Petites Antilles accompagnée de danses provocantes et de paroles grivoises. Le son et le corps sont de fait au cœur de cette culture populaire que traite Marvin Fabien.
En puisant dans la culture bouyou, l’artiste plonge dans ses codes, ses rythmes, ses pulsions, ses vibrations et ses extravagances. La culture bouyon se caractérise par des codes particuliers, un style vestimentaire court et très coloré, les lunettes de soleil, une certaine façon de danser avec un déhanché particulier à caractère sexuel. Marvin Fabien appréhende cette musique, ces concerts, ces soirées, comme de véritables performances.
Il se dégage des œuvres présentées une énergie, un dynamisme, un élan, une force dionysiaque, exprimés par les corps, mais aussi par les couleurs choisies. Il n’échappera à personne que la gamme colorée de ces peintures est extrêmement vive et contrastée. Sur des fonds traités en aplat, Marvin Fabien a l’art de mettre en écho, en dialogue, en résonnance ou en confrontation des couleurs qui chantent. Il crée une sorte d’hymne à la vie. Ses peintures sont lumineuses, brillantes, étincelantes même. Toutes ont la particularité d’être recouvertes, par endroits, de paillettes scintillantes. Ce qui est exprimé est le monde de la nuit avec ses lumières, ses désirs, ses fantasmes, ses plaisirs.
Ces peintures ne livrent pas un message immédiat, elles intriguent par leur mode de figuration. Souvent, le corps n’est pas peint en entier. Seules quelques parties le sont. Ce qui donne l’impression de corps fragmentés. Ces peintures en réalité suggèrent, elles sont suggestives. Elles sont une invitation à découvrir ce qu’elles ont d’insolite et parfois même d’insolent, comme les danses auxquelles elles font référence.
L’exposition présentée à l’Atrium réunit des œuvres récentes, voire très récentes, allant de 2014 à 2020, certaines ont été réalisées les tout derniers mois de sa vie. Celles-ci se déclinent en trois séries : « Bouyon », « Black Antilles » et « Bodies Inside Out ». Dans la série « Black Antilles », l’artiste questionne la notion de blackness dans la Caraïbe, associée au corps noir qu’il replace dans son contexte. Le terme « Black Antilles » fait référence à ce que Marvin nommait le Black Atlantic. Sans doute en référence aux thèses du sociologue britannique Paul Gilroy développées dans son ouvrage L’Atlantique noire, dans lequel il avance l’idée d’une culture atlantique noire distincte, dans laquelle sont associés des éléments de cultures africaine, américaine, britannique et caribéenne.
La série « Bodies Inside Out » est d’une facture tout à fait différente des deux autres dans la mesure où il s’agit d’une série de dessins et collages. Ces œuvres de petits formats sont d’une grande délicatesse et se prêtent à une multitude d’interprétations. On distingue toujours la présence de corps, mais de manière plus fragmentée dans des univers qui parfois relèvent du procédé du cadavre exquis tel qu’il fut pratiqué par les surréalistes. Ces œuvres sont, elles aussi, très contrastées et très colorées du fait de l’ajout de ces fragments de collage de couleurs vives sur le fond blanc du papier. Ces corps sont multiples dans leur représentation renvoyant à différents types de corps : spirituel, organique, allusif, schématisé, etc. Précisons encore que ces œuvres ont été réalisées au cours de traitement médical que Marvin a suivi ces derniers mois.
A ces trois séries d’œuvres bidimensionnelles, s’ajoutent deux vidéos, dans le but de montrer la pluralité des pratiques de cet artiste. Dans l’une, la plus longue, intitulée Behind the sun, on voit l’artiste « performer », c’est-à-dire créer l’une de ses compositions sonores à partir d’une cuillère, d’une marmite, d’un verre contenant du rhum, etc. La seconde vidéo, très courte, montre des corps dansant lors du carnaval en écho aux peintures de la série « Caribbean bodies ».
C’est l’occasion d’ajouter que Marvin Fabien a réalisé un certain nombre de performances à la fois en Martinique à l’occasion des FIAP (Festival International d’Art Performance) de 2017 et 2019, à l’initiative de ses deux amis Annabel Guérédrat et Henri Tauliaut, mais aussi d’autres à Miami en 2017 et à Porto Rico en 2018.
Cette exposition prévue de longue date, compte tenu des circonstances, a aujourd’hui valeur d’hommage. Nous saluons donc ce soir Marvin Fabien, capteur et passeur d’énergie ; une énergie caribéenne, une joie de vivre qu’il nous transmet au travers des œuvres rassemblées dans cette exposition, qui font qu’il est parmi nous ce soir et qu’il le sera aussi longtemps que ses œuvres existeront.
Dominique Berthet
14 décembre 2020