Martinique, éléments d’analyse d’une crise sociétale majeure

— Par André Lucrèce, sociologue —
En s’enfermant dans la seule problématique de la vie chère, nous pratiquons un aveuglement instinctif, s’agissant de la crise sociétale majeure qui affecte notre pays. Certes la vie chère est une des questions vitales que nous nous devons de régler, tant le différentiel entre les prix de vente des éléments de première nécessité dans l’hexagone et la Martinique, s’avère scandaleux. Nous subissons les effets d’une dépendance issue d’une colonialité qui tend à prolonger une relation politique et économique qui ne correspond pas au statut de département.

Mais cette question n’est pas la seule. Plusieurs éléments m’ont en effet interpelé à propos de l’évolution de l’humaine condition à l’œuvre dans notre société martiniquaise. J’ai souligné que certaines de mes analyses pouvaient nous faire craindre que notre société tendrait vers le statut d’une chaumière morale et intellectuelle qui se dégrade de plus en plus. J’avais également souligné que cette tendance à la décivilisation n’était pas une opinion, mais une analyse conçue à partir d’une observation attentive. Ce travail exigeait une intelligibilité plus ample et une mise à nu qui révèlent le fond des orientations signifiantes d’aujourd’hui.

En Martinique, la famille, cette société domestique, a considérablement évolué et pas dans le bon sens. Ainsi, les logements dans les cités de type HLM sont occupés à 60/100 par des mères célibataires. Or en l’absence du père, la civilité de l’enfant n’est pas socialement construite. Cette absence est un phénomène qui provoque le plus souvent une socialisation problématique.

S’agissant des résultats scolaires, on observe deux pôles : des jeunes qui font des études brillantes avec des résultats favorables aux examens d’entrée aux grandes écoles – ce sont ceux-là qui souvent quittent leur pays- et un pôle opposé qui est en échec scolaire. Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes quittent le pays faute de structures de formation, notamment s’agissant de l’apprentissage. Demeurent ceux qui font une confiance aux trafics divers, là où le plus souvent la drogue triomphe. Tandis qu’en trois ans, dix librairies ont fermé leurs portes.

Notre pays est aussi celui qui subit, au vingt et unième siècle, la pauvreté : 27 % des martiniquais vivent sous le seuil de pauvreté, soit 45 000 ménages selon l’INSEE. Un pays vieillissant où sévit un désert médical, un pays où ceux qui le peuvent sont contraints de prendre l’avion pour se faire soigner à 7 000 kilomètres. Un pays dont les corps portent en eux des résidus de chlordécone, des respirations de sargasses, des fumées de déchetteries défaillantes. Un pays où les armes à feu sont des outils passionnels. Un pays où on oublie ce que nous devons à nos anciens, la racine la plus profonde. Un pays qui fait pleurer une vieille dame qui a attendu près de trois heures et qui pleure parce qu’on lui dit finalement : aujourd’hui le bus ne viendra pas.
André Lucrèce