— Par André Lucrèce, Écrivain, Sociologue —
Notre pays connaît une indiscutable décroissance démographique. C’est un sujet suffisamment grave pour ne point se satisfaire d’explications relevant de lieux communs, lesquels résultent d’un spontanéisme simpliste. Vieillissement de la population et déficit migratoire nous amènent donc à un premier constat : il convient d’analyser une situation qui relève d’une transition démographique d’une grande brutalité avec des conséquences économiques et sociales peu enviables.
Au début des années 1960, les moins de vingt ans constituent 50% de la population martiniquaise. Nous sommes alors dans une situation économique défavorable. La crise qui frappe en particulier toute l’économie de plantation touche les travailleurs agricoles et provoque la fermeture les unes après les autres des usines productrices de sucre. Deux immigrations en résultent : l’une vers Fort-de-France avec le développement d’une ceinture populaire autour de cette ville et l’autre vers la France qui exprime à cette époque un important besoin de main-d’œuvre.
La conjoncture est aussi politique. Décembre 59, où la jeunesse fut active et engagée, est passé par là, l’OJAM (Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste Martiniquaise) se manifeste quelques temps plus tard, la question de l’autonomie se fait entendre, la révolution cubaine est constituée en modèle par certains martiniquais, la guerre d’Algérie est en cours, des grèves d’ouvriers agricoles se terminent le plus souvent dans le sang. La situation est donc extrêmement tendue et la jeunesse pléthorique de notre population est clairement perçue aux yeux des institutions comme un réel danger.
Le gouvernement français décide d’organiser l’émigration massive d’une population. D’où la création d’un bureau d’émigration, le BUMIDOM qui, entre 1963 et 1981, provoquera le départ de 85 863 Antillais en âge de procréer, soit 50 078 hommes et 35 585 femmes, auxquels il faut ajouter les départs volontaires hors la filière du bureau des migrations. Cette incitation au départ très clairement voulue et organisée par les autorités françaises sera contestée vigoureusement par un certain nombre d’intellectuels.
Ainsi Edouard Glissant dénonce dès 1963 cette politique migratoire concernant notre jeunesse dans un article intitulé « Problèmes de la jeunesse antillaise » publié dans la revue Présence Africaine, politique qui selon lui cherchait à éviter toute révolte en coupant le pays de sa jeunesse : « Le pays, écrit-il, vidé de son sang jeune sera sans ressort et pourra être tenu en toute quiétude ». Il ne sera pas le seul. A la même période, une réunion organisée par les autorités françaises sur le BUMIDOM et qui s’est tenue au Ciné-Théâtre à Fort-de-France provoquait la contestation de plusieurs jeunes. Mais c’est Césaire qui, en novembre 1977 à l’assemblée nationale, énoncera le concept radical de « génocide par substitution » en précisant : « Je redoute autant la recolonisation sournoise que le génocide rampant ».
Cette politique migratoire annonçait alors la transition démographique, y compris la situation démographique actuelle, marquée par le vieillissement de la population, dont il faut analyser les causes avec lucidité. On évoque très spontanément la réalité du chômage pour expliquer le départ des jeunes. Ce lieu commun, aux deux sens du terme, n’explique pas tout. Je ferai d’abord remarquer que, contrairement à ce qui est souvent inféré, notre taux de chômage, certes toujours élevé, est néanmoins en baisse : il est de 15% en Martinique, quand il était à 17% deux ans auparavant. L’INSEE précise à ce propos : « Ce recul s’explique par une augmentation du nombre d’emplois alors que la population active est stable en 2019. » S’exerce donc lentement un développement de l’emploi.
Il convient d’autre part de prendre en compte la réalité du taux de fécondité qui est un élément notoire de la décroissance démographique. A partir des années 1970, la chute de la fécondité est un phénomène qui s’amplifie dès lors que les moyens contraceptifs ont permis aux femmes de maîtriser leur fécondité. On est passé d’un taux de fécondité de 6 enfants en moyenne en 1965 à un taux de 3 enfants dix ans plus tard, avant d’en arriver à un taux de fécondité en dessous de 2 enfants aujourd’hui. Il est clair que les mutations socio-culturelles sont à l’origine d’une telle évolution.
Sur le plan professionnel, dans une étude collective (avec Franck Temporal et Stéphane Bernard), notre collègue Claude Marie soulignait que, déjà en 2007, 42 % des martiniquais âgés de 18 à 34 ans « occupant un emploi résidaient en métropole ». Ce phénomène qui consiste à quitter le pays pour aller vivre là-bas s’est confirmé les années suivantes. C’est que la mondialisation implique aussi la possibilité d’une expérience de vie ailleurs, là où les perspectives sont profitables.
Or nos observations, travaux et enquêtes menés en Martinique nous montrent que ce n’est pas, seulement pour certains, un problème de chômage qui provoque le départ, mais bien un problème sociétal. Pour exercer ce qu’on pourrait appeler le métier de vivre, la Martinique, comme la Guadeloupe d’ailleurs, est devenue une société peu attractive qui dans la vie quotidienne produit chez les citoyens protestation et récrimination. Qu’il s’agisse des relations sociales trop facilement conflictuelles, de l’accès au logement, des problèmes de transport, de l’accès à l’eau, de la formation universitaire ou de l’appétit de connaissances, etc. notre société pour beaucoup de jeunes cherchant l’épanouissement, ce qui est leur droit le plus absolu, se révèle peu attractive. On ne peut analyser le départ des jeunes Martiniquais sans prendre en compte cette dimension de moins en moins attachante du pays où un sentiment de mal-être se fait sentir, particulièrement chez les jeunes. Prendre cela en compte est une exigence du discernement sociologique que confirment d’ailleurs plusieurs enquêtes.
Aimé Césaire, si souvent lucide, n’avait-il pas parlé à propos du pays de « cet avatar d’une version du paradis absurdement ratée » ? Ce n’était pas là dénigrement, c’était là, allant aux fondements ultimes, exigence de penser dans la clairvoyance.
André Lucrèce, Ecrivain, Sociologue.