— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Le Québec, le plus vaste territoire francophone d’Amérique du Nord, jouit à l’échelle internationale d’une solide réputation pour l’excellence de ses services dans différents domaines : des universités performantes, une médecine de pointe couplée à un solide réseau de santé, un vaste ensemble de Maisons de la culture, des systèmes de transports publics de qualité, des pôles de recherche dans nombre de domaines tels que la robotique, l’intelligence artificielle, la bioéthique, etc. À ces lieux d’excellence s’ajoutent une littérature post-moderne plurielle dans laquelle, depuis cinquante ans, des auteurs de premier plan et d’origine haïtienne ont inscrit des œuvres majeures (Anthony Phelps, Marie-Célie Agnant, Stéphane Martelly, Serge Legagneur, Gérard Étienne, Émile Ollivier, Stanley Péan, Joël Des Rosiers, etc.). Au cours des cinquante dernières années, la modernisation du Québec a bénéficié de l’apport professionnel multiforme des Haïtiens comme en fait foi le livre édité et coécrit par Samuel Pierre, « Ces Québécois venus d’Haïti / Contribution de la communauté haïtienne à l’édification du Québec moderne » (Presses internationales Polytechnique, 2007). Alors même que la contribution des enseignants et des infirmières originaires d’Haïti est assez bien connue à travers leurs parcours professionnels à l’échelle du Québec, la contribution de certains professionnels dans des secteurs ultraspécialisés est moins bien connue. Pour explorer l’un de ces parcours riches d’enseignements, Robert Berrouët-Oriol, collaborateur régulier du National, est allé à la rencontre de Marjorie Théodore, canadienne d’origine haïtienne et Présidente-directrice générale de Vues et Voix (institution basée à Montréal et autrefois connue sous le nom de La Magnétothèque) ainsi que de Canal M.
Robert Berrouët-Oriol (RBO) – Marjorie Théodore, avant d’entrer dans le vif du sujet, peux-tu nous rappeler brièvement ton parcours migratoire d’Haïti à l’Afrique et de l’Afrique au Canada où tu as étudié en communications à l’Université de Moncton ?
Marjorie Théodore (MT) – Mon parcours est multiple et mon identité est plurielle. Cette identité s’ancre fortement dans les bases culturelles haïtiennes, pays de ma naissance. Dès l’âge de deux ans, elle se renforce dans les entrailles de mes ancêtres africains en passant par le Bénin, le Congo et le Gabon. À l’adolescence, elle s’enrichit et prend sa maturité au Canada, pays de mes accomplissements personnels et professionnels. C’est au Canada, plus particulièrement au Québec où j’ai fait mes études en continuant à parcourir non pas le monde mais l’intérieur des terres. J’ai terminé mes études secondaires à Hull, mon CEGEP à Québec et mes études universitaires à Moncton au nouveau Brunswick où j’ai étudié en information et communication. J’avais ce besoin, comme s’il s’agissait d’une seconde peau, de bouger, de découvrir et de m’épanouir.
(RBO) – Est-il juste de dire que c’est ta formation en communications qui, pour l’essentiel, t’a amenée à travailler à La Magnétothèque, l’ancêtre de Vues et Voix ?
(MT) – Certainement que cela a joué. Toutefois, plusieurs autres éléments ont également joué dans ce choix. Tout d’abord, je suis une personne qui se nourrit de connaissances, à tous les niveaux. Depuis ma tendre enfance je veux connaître et je pose toujours des questions. Je ne pouvais donc pas concevoir qu’une partie de la population ne pouvait avoir accès à cette connaissance à cause d’un handicap visuel. Une donnée énoncée dans une simple phrase m’avait fortement interpellée : 80% de nos apprentissages proviennent d’informations visuelles… Lorsque l’on est conscient de cela, c’est inconcevable et injuste pour une personne non-voyante. Il faut pouvoir accéder à toute l’information et ce, sans discrimination. Plus personnellement, j’ai vécu un passage difficile à l’âge de 18 ans où j’ai moi-même perdu la vue. Cela a été dramatique. J’ai eu ce que l’on appelle en terme médical une amaurose c’est une perte temporaire de la vue. Heureusement que cela n’a duré que 48 heures. Des heures qui m’ont parue une éternité. 48 heures, en étant complètement aveugle où je me demandais ce que j’allais devenir. Comment j’allais poursuivre mon apprentissage ? Tous ces éléments ont fait en sorte que j’ai embrassé cette mission avec force et engagement. Il fallait à tout prix permettre une plus grande accessibilité des œuvres écrites et ce, au Québec mais également à travers le monde.
(RBO)- Quelle était la mission de La Magnétothèque devenue par la suite Vues et Voix ?
(MT) – À ses débuts, la mission était tout simplement de rendre l’imprimé accessible aux personnes qui ne pouvaient pas lire à cause d’un handicap visuel ou physique via les livres audio adaptés. De plus, par la radio de La Magnétothèque on rendait accessible l’imprimé éphémère : c’est-à-dire que certains journaux et magazines les plus connus étaient lus à la radio. De nos jours, même avec l’arrivée du numérique cette mission demeure. Nous continuons à produire des livres audionumériques adaptés au lieu des livres cassettes, ainsi que des livres audionumériques pour tout le monde afin de contribuer à l’accès aux droits culturels et éducatifs des personnes qui ont des limitations visuelles, physiques ou perceptuelles. Par limitation perceptuelle, on pense aux jeunes qui ont un trouble de l’apprentissage. Des recherches démontrent que les livres audio aident grandement à l’apprentissage de ces jeunes.
(RBO)- Quand as-tu débuté tes fonctions ?
(MT)- Je suis arrivée à La Magnétothèque en 2019 1999, tout d’abord dans le poste de directrice du développement. J’étais en charge du développement financier et des communications de l’organisme. Donc le numéro 2 de la boîte. Je travaillais conjointement avec la direction générale de l’époque. Après deux années à ce poste, la directrice générale quittait ses fonctions. Le conseil d’administration en parcourant mon curriculum vitae avait constaté que j’avais les compétences pour assumer la direction générale par intérim. J’ai donc accepté l’intérim et six mois après j’avais démontré toutes mes compétences et le conseil me confirmait dans le poste en avril 2001. C’est à partir de ce moment, en ayant les mains à la barre, que j’ai débuté la transformation de ce petit organisme communautaire pour l’amener à une ONG internationale ayant un statut du Conseil économique et social des Nations Unies (ECOSOC).
(RBO) – À quel moment et pourquoi La Magnétothèque, sous ton impulsion, s’est-elle transformée en Vues et Voix ? Qu’est-ce qui différencie, sur un plan qualitatif, La Magnétothèque de Vues et Voix ? La gamme de services offerts par Vues et Voix est-elle plus étendue et plus variée que celle de La Magnétothèque ?
(MT) – La Magnétothèque devient Vues et Voix en 2011 par un simple constat. Le nom La Magnétothèque faisait référence au magnétophone et les livres audio adaptés était en format cassette. Ce qui n’était plus le cas avec le virage numérique. Nos livres étaient désormais des livres audionumériques accessibles par téléchargement. Nous voulions également par ce changement, donner une nouvelle image plus ancrée dans la réalité Internet.
Aussi, en plus de la production de livres audionumériques adaptés spécifiquement pour les personnes vivant avec une déficience visuelle et distribués gratuitement par la Bibliothèque et Archives nationales du Québec-BAnQ, Vues et Voix offrait également un nouveau service, celui de la production de livres audionumériques pour le grand public. Livres actuellement diffusés pour le grand public sur les grandes plateformes telles que Audible, Apple, Google par téléchargement moyennant un coût.
(RBO) – De La Magnétothèque à Vues et Voix, le « livre audio » est au cœur des prestations de l’institution. En quoi consiste le « livre audio » ? Du choix des livres à formater sur le registre de l’oral (typologie des ouvrages retenus, méthode d’enregistrement) à leur diffusion, de quelle manière le « livre audio » est-il fabriqué ? Et à l’heure de la généralisation des ordinateurs personnels et des téléphones intelligents, quel est l’apport des nouvelles technologies de l’information et de la communication à la mission de Vues et Voix
(MT) – On parle maintenant de livres audionumériques : audionumériques adaptés en format Daisy spécifiquement pour les personnes non-voyantes. Ce format leur permet de naviguer comme elles le veulent dans le livre, de marquer le livre audio d’un signet, et d’accélérer la lecture. Ce format est le seul accessible qui permet une lecture de la première à la quatrième de couverture sans perte d’information. L’objectif est de donner toute l’information dont bénéficie une personne voyante. Tandis que le livre audionumérique pour tout le monde ne permet pas une telle navigation. Le livre audionumérique pour tout le monde se lit comme lorsque nous écoutons un CD de musique.
La préparation d’un livre audionumérique adapté comprend plusieurs étapes. Il faut d’abord annoter le livre. C’est-à-dire inscrire des annotations qui vont aider le narrateur.trice à une narration accessible pour le non-voyant : exemple une page blanche doit se dire, cette page est blanche. Ceci afin d’éviter de se tromper sur le nombre de pages du livre. En deuxième étape on procède au mariage de voix. Cette étape va permettre de jumeler la meilleure narratrice ou le meilleur narrateur pour livrer l’histoire que raconte le livre. En troisième étape le livre passe au contrôle de qualité. Il est écouté pour déceler les imperfections, les erreurs de langage ou de prononciation. On efface tous les bruits ambiants ou autres. La dernière étape est celle de l’encodage principalement pour la protection des droits d’auteur puisque ce livre sera distribué gratuitement aux personnes ayant un handicap visuel via la Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Au Québec nous avons cette instance qui donne la possibilité du prêt de livres audionumériques adaptés contrôlés par un processus rigoureux lors de l’adhésion au service par une personne vivant avec un handicap visuel.
(RBO) – En 2014, Vues et Voix devient une ONG détenant un statut auprès du Conseil économique et social des Nations Unies- (ECOSOC) pourquoi ?
(MT) – Vues et Voix a participé et participe encore à des projets d’envergure internationale et devenir une ONG détenant un tel statut, cela nous permettait de faire valoir nos idées au niveau international, de connaitre les avancées en matière d’accessibilité pour notre clientèle cible. L’enceinte des Nations Unies, pour les ONG accréditées, nous permet de discuter avec nos pairs et surtout de présenter des allocutions lors des symposiums en lien avec notre mission. En guise d’exemple, dans ce cadre, nous avons travaillé avec d’autres organisations à la genèse du traité de Marrakech. Traité qui facilite la production, la diffusion et l’échange des œuvres en format accessible dans le monde entier. Ce traité d’une importance capitale a été ratifié par plusieurs pays dont le Canada en 2016. Toutefois, cette accréditation est valable pour 4 ans. Pour le renouvellement, il faut rédiger un rapport qui fait état des activités mises sur pied et de la contribution aux travaux de l’ECOSOC.
(RBO) – En 2010, la radio de La Magnétothèque change de nom et devient Canal M., « la radio inclusive ». Quelle a été la principale raison de ce changement de nom et quelle est aujourd’hui la mission principale de cette radio ?
(MT) – La radio de La Magnétothèque devient Canal M. Dans un même souci de revamper l’image de la radio qui ne faisant plus uniquement la lecture des journaux, nous avons voulu redéfinir la radio. Du coup, Canal M se positionnait comme étant une radio spécialisée inclusive, diffusant sur le Web et à la télé numérique, une programmation variée sur des sujets divers favorisant l’inclusion sociale des personnes vivant avec un handicap ou issus de la diversité. Sa grande particularité est la représentation de ses clientèles à travers des animateurs.trices engagé.es et dédiés à la mission. Canal M détient une licence du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes-CRTC renouvelable aux 4 ou 5 ans.
(RBO) – À l’heure actuelle, existe-t-il des programmes de coopération entre Vues et Voix et d’autres espaces géographiques francophones ? Et puisque tu es d’origine haïtienne, peux-tu nous dire s’il y a des activités de coopération entre Vues et Voix et Haïti, en particulier avec la Société haïtienne d’aide aux aveugles (SHAA) fondée le 23 février 1952 par le Dr. Louis Baron et Jean A. Sorel ?
(MT) – Parallèlement au rôle qui incombe à la direction opérationnelle d’un organisme de cette envergure, j’ai également développé des partenariats internationaux. Vues et Voix a contribué, en transférant son expertise, à la mise sur pied de studio d’enregistrement de livres audionumériques en Martinique à Anse d’Arlet. Projet mis sur pied conjointement avec la Guadeloupe (St-Louis de Marie Galante). Par ailleurs, j’ai siégé quelques années en tant que secrétaire générale de l’Union francophone des aveugles-UFA, et Vues et Voix à titre de partenaire a contribué également à l’obtention de livres audio, d’équipement pour les publics aveugles de l’Afrique. Je suis également très fière d’avoir travaillé divers projets avec la société Haïtienne d’aide aux aveugles-SHAA. Après le tremblement de terre, nous avons mis sur pied avec l’UFA un programme de micro-crédit permettant à des familles ayant au moins un membre aveugle d’avoir accès à un montant d’argent lui permettant de démarrer un petit commerce de vente au détail. De plus un projet de studio d’enregistrement de livres audio a été mis sur pied.
(RBO) – Marjorie Théodore, PDG de Vues et Voix, est lauréate du prix « Leadership au féminin » de la CCEM décerné le 10 juin 2021. Parle-nous de ce remarquable prix ? En quoi consiste-t-il ? Que représente-t-il pour toi en termes de reconnaissance institutionnelle ? Souhaites-tu que l’attribution de ce prix serve d’émulation parmi les jeunes d’origine haïtienne au Québec ?
(MT) – « Le prix Leadership au féminin de la Chambre de commerce de l’Est de Montréal (CCEM) reconnait le parcours exceptionnel d’une femme d’affaires faisant carrière dans le domaine privé, public, parapublic ou OBNL. » J’ai été très fière de recevoir ce prix qui, personnellement, venait me récompenser pour le travail accompli dans un milieu pas toujours ouvert au changement, pas toujours ouvert à la diversité et aux femmes fortes qui osent. Mon leadership au féminin m’a permis de mobiliser, d’influencer, de propulser et d’effectuer des changements et d’asseoir ma crédibilité. Cette marque de reconnaissance contribue au couronnement de ma carrière. Je voudrais que cette reconnaissance donne aussi l’exemple aux jeunes femmes d’origine haïtienne au Québec et ailleurs qu’il faut oser. Il suffit d’être en phase avec qui elles sont, de se donner des valeurs fortes et de garder le focus sur ses objectifs d’abord personnels et ensuite professionnels.
(RBO) – Je te remercie vivement, Marjorie Théodore, d’avoir si aimablement répondu aux questions du National.
Post scriptum / Cliquer sur Vues et Voix pour visiter le site de l’institution.
Montréal, le 1er novembre 2022