— Par Roland Sabra —
La Compagnie « Les corps beaux » qui s’inscrit dans le sillage du Théâtre Si de Médina a le grand mérite de nous faire découvrir un immense auteur cubain, Alberto Pedro Torriente. Le précédent travail de la troupe nous avait présenté « Mantéca » ( lire la critique ) il y a deux ans déjà, avant d’aller à Avignon et d’y retourner l’an dernier avec une version plus aboutie. La troupe de Ricardo Miranda poursuit avec « Mar Nuestra » l’exploration du répertoire de cet auteur, décédé en 2004 à l’âge de 50 ans d’une cirrhose du foie à l’hôpital Allende de La Havane. Trois femmes, une noire, une métisse et une blanche sur un radeau sont à la fois unies dans la recherche d’un paradis, une terre ferme, occidentale il va de soi, et par les conditions nécessaires à leur survies, le partage du peu de biens alimentaires dont elles disposent et divisées, partagées par ce qui structure leur identité, à savoir, le racisme, les superstitions, le dogmatisme. Sur ce radeau à la dérive sur une mer sans limites, avec lequel elles prétendent franchir les frontières dans leur quête d’un paradis elles se heurtent à l’infranchissable barrière de l’enfer des préjugés de races, de classes et d’idéologies qu’elles ont embarqués avec elles. Même le crime partagé, pourtant fondateur de solidarités, ne suffira pas pour résister aux divisions et aux haines immémoriales qui les traversent. L’apparition, miraculeuse ou hallucinée, d’une Vierge va donner cours à un déchainement pulsionnel d’autant plus violent que l’ordre social que les naufragées fuient à longtemps favorisé sa dénégation. L’odyssée se déroule entre vérité et imposture, entre réalisme subversif et hallucination, entre tragédie et humour absurde, à la Beckett parfois, comme une critique de la réalité politique et sociale cubaine saisie dans la galère harassante du quotidien des lendemains « triomphants » de la révolution socialiste. Alberto Pedro Torriente est fidèle à sa dénonciation des impostures, des illusions mystificatrices, des discours totalisants voire totalitaires, et le religieux n’est ici qu »un maigre cache-sexe du politique, avec cette touche très cubaine d’humour noir, un peu désespérée, mais toujours animée de passion, de désirs de vie et d’érotisme sous-jacent comme une compensation au manque à vivre.
Ricardo Miranda a fait appel à trois comédiennes Ymelda Marie-Louise, Caroline Savard et Astrid Mercier qui tanguent, on aura compris qu’elles sont sur un radeau, d’un bout à l’autre de la pièce. La scénographie d’une grande simplicité a cette élégance, et cette esthétique raffinée qui caractérisent le travail de Ludwin Lopez. Certains tableaux d’une grande beauté plastique font irrésistiblement penser aux lithographies du peintre Claude Weisbuch. Les trois comédiennes entre charivari et délire se débrouillent comme elles peuvent et plutôt bien du texte et ce dans un contexte difficile pour elles. Ce qui ne fait qu’aviver les regrets. On redoutait le pire en devinant une ombre se déplaçant en fond de plateau. On avait raison. Tout se gâte quand surgit Ricardo Miranda déguisé en Vierge folle, Oshun, déesse du panthéon afro-cubain. On ne saurait dire s’il est déguisé en Vierge, et pour cause , ou en folle. Et très vite on comprend que ce garçon ne joue pas. Qu’il ne s’agit pas d’un rôle de composition. Que tout le théâtre du monde entier n’a pour lui qu’une seule fonction : se mettre en scène, lui-même, à défaut de se faire mettre en scène. Tout préoccupé par sa prestation il en oublie, puisqu’il est aussi metteur en scène, la direction de ses comédiennes qui penchent fatalement vers l’hystérisation du jeu. Ça crie, ça gueule et puis ça recommence. Et cela devient franchement insupportable. Narcisse en scène se mire dans la mer immense de son image et en oublie d’adresser son propos, de le rendre compréhensible, de toute façon qu’importe, IL est là sur scène IL se suffit à lui-même, ses comédiennes ne lui servent même pas de faire valoir IL les ignore, et comme IL le dit si on ne le comprend pas ce n’est pas de sa « fautrrrre! »
Qu’il nous soit permis de penser que Torriente mérite autre chose qu’une lecture de son œuvre faite avec les lunettes de « La cage aux folles ». A propos de « Manteca« , on avait pu s’interroger sur le dilemme mirandien : servir le texte ou se servir du texte? Servir le théâtre ou s’en servir?. Là plus aucun doute n’est possible.
On trouvera sans doute la critique un peu dure pour qui a aimé la pièce. Est-ce à dire que tout est simplement affaire de point de vue? Faut-il pour autant verser dans un relativisme de bonne composition, un peu niais du style » Ah ma brave dame, chacun voit midi à sa porte », « les goûts et les couleurs ça ne se discute pas, on aime ou on aime pas! » Sociologie de concierge! On peut tout faire avec un texte, un auteur, mais y-a-t-il nécessité de faire n’importe quoi? L’œuvre théâtrale de Torriente, de Manteca à Mar Nuestro en passant par Le banquet infini et Delirio habanero, s’enroule autour d’un questionnement central : « Comment survivre quand les mythes constitutifs de l’ordre social s’effondrent? » « Que reste-t-il de l’humain dans des conditions proches de la survie?« . Pour Torriente, pas grand chose! Dans une farce politique, Le banquet infini, les utopies ont le pouvoir pendant vingt-quatre heures avant d’être renversées et chassées. Dans Délirio habanero trois vieux, trois fantômes, on ne sait pas, toujours ce balancement entre rêve, cauchemar et réalité, s’interrogent sur l’identité cubaine après cinquante ans de castrisme. Dans un entretien de mars 2001, à la question votre théâtre est-il politique? Torriente répond sans ambages : » Il l’est totalement. Un théâtre qui n’a pas de contenu politique ni social ne m’intéresse pas… le théâtre est pour moi essentiellement politique, au sens qu’en donne Barba : une attitude face à la polis, la cité. » Ce qui n’est pas tout à fait la même chose que de servir d’un texte pour glorifier son ego. Que reste-t-il de l’œuvre de Torriente dans le travestissement et les hurlements que nous a présenté Ricardo Miranda? L’audace politique du metteur en scène face aux pro-castristes caribéens et martiniquais, semble bien timorée et en tout cas en rien comparable au courage politique dont Torriente à fait preuve. Questionner cela ne relève pas de la subjectivité mais d’un constat, de faits et c’est bien connu les faits sont têtus!
Roland Sabra