Une exposition collective qui s’est déroulée du 12 au 23 avril 2013 à l’occasion du Terra Festival.
— par Scarlett Jesus, critique d’art —
Le Terra Festival est un festival cinématographique consacré aux interactions que l’homme entretient avec son milieu naturel. Ce festival qui se déroule chaque année depuis dix ans en Guadeloupe évoque les nombreuses menaces qui planent sur notre planète, la Terre. Mais il renvoie également à une Terra particulière. A un espace géographique discontinu, fragmenté mais néanmoins en réseau, un espace dont la Guadeloupe fait partie et qui se compose d’un ensemble d’îles. A travers la diversité des langues et des cultures de chacune de ces îles peut se lire, en raison d’une histoire qui leur fut commune, l’appartenance à une même famille, la Caraïbe. Un espace de terres émergées, délimitées par la mer, qui s’oppose à d’autres terres, continentales. Ces territoires, isolés et longtemps sans rapports directs les uns avec les autres, sont restés longtemps un espace flottant dans l’imaginaire de populations qui, en raison des origines de leurs ancêtres, se sont tournés plus spontanément vers l’Europe l’Afrique, ou même l’Asie que vers leurs voisins immédiats.
L’exposition exceptionnelle proposée au public à l’occasion du 10ème anniversaire du Terra Festival, rend parfaitement compte de cette tension et de cette aspiration à une identité « instable, mouvante, créatrice, fragile, au carrefour de soi et des autres. Une Identité-relation » pour reprendre les termes d’Edouard Glissant qui, loin de déboucher sur l’enfermement et le repli sur soi, a vcation à s’ouvrir à la « diversalité » et aux échanges.
A l’image donc de ce chapelet d’îles que constitue l’archipel caribéen, huit artistes, très différents les uns que les autres et qui pour beaucoup ne se connaissaient pas, ont été retenus pour exposer collectivement. Des plasticiens de toutes origines, deux saint-martinois (la jeune peintre Cinlab et le vidéaste travaillant en Martinique, David Gumbs), des Guadeloupéens (la slameuse Dory originaire d’Anse-Bertrand, la plasticienne Ja.Mi et deux designeurs : Elodie Bellejambe d’origine sénégalaise et Franck Phazian), mais aussi des artistes originaires de la métropole (la sculpteuse A.Ka, la plasticienne Jam et la photographe Hélène Valenzuela). Tous, un homme et sept femmes, ont été sélectionnées pour le rapport direct que leurs œuvres entretenaient avec les thématiques du festival : une réflexion sur notre environnement, sur la possibilité d’un développement durable, sur l’épuisement de nos ressources liées à l’hyperconsommation, ainsi que sur les questions liées à l’empreinte écologique individuelle et l’amoncellement des « déchets.
Jami redonne vie, dans une de ses peintures, à un bout de tôle rouillé. A.Ka a réalisé trois sculptures : deux d’entre elles réutilisent des pans de portes calcinées, ultimes témoignages d’une petite case du Moule, disparue dans un incendie. Sa troisième sculpture, sorte hommage à la mémoire des ouvriers de Beauport, est formée à partir d’un cerclage rouillé trouvé sur le site. Un cercle non fermé, symbole du refus d’un repli sur soi, auquel les rouages d’une mécanique complexe sont suspendus. Ce même thème se retrouve dans une photo grand format d’Hélène Valenzuela, imprimée sur une bâche plastifiée. On y voit une ruine en voie d’être progressivement recouverte par une végétation en passe de se réapproprier l’espace qui lui a été initialement dérobé. Trois toiles de Cinlab font écho à la toute puissance de la vie dans la nature : sur un fond de connexions complexes, lui-même envahi par différentes langues, des arbres étendent horizontalement leurs longues racines, comme autant de bras tendus vers l’Autre. Franck Phazian, de son côté, a décliné le thème de la métamorphose et confectionné un ensemble de mobiliers (canapé-bibliothèque-lampadaires) à partir d’une vieille baignoire émaillée, de casiers de la poste et de tambours de machines à laver envoyées à la casse. Dans une démarche pédagogique incitant à créer plutôt qu’à consommer l’artiste-designeur prend le contre-pied du mépris actuel à l’égard de ce qui est vieux, usagé, passé de mode. Elodie Bellejambe réalise, elle, des objets comestibles destinés à la jouissance de nos sens, à partir d’épices odorantes, tandis que Dory, parallèlement, nous allèche par des mots de créole dont elle éclabousse l’espace, par giclures, à la faon d’un dripping. Enfin, David Gumbs a réalisé spécialement pour cette exposition une vidéo sonore originale et interactive, intitulée « Soleil magma», dont les bouillons rougeoyants et les brisures jaunes s’animent au passage des visiteurs.
Mais une thématique seule ne suffit pas à rendre compte d’une problématique.
Restait donc à relever le défi majeur qui consistait à mettre en lien ces huit artistes dans un parcours-découverte faisant sens. Un cheminement passant d’œuvre en œuvre selon une déambulation conçue comme un voyage initiatique à travers un archipel. Cette mise en espace est l’œuvre de Soylé qui va donner à sa scénographe le titre « Dwèt Fèy Sévi » (littéralement « ça peut servir ») qu’elle emprunte à la slameuse Dory. La scénographie imaginée vise d’une part à investir l’espace consacrée à l’exposition et à en tirer partie. Elle cheche, d’autre part, à en théâtraliser la réception à travers l’organisation d’un cérémonial permettant au public d’exorciser, en la partageant collectivement, une « passion » commune (au sens étymologique de « souffrance »). Soylé réussit à la perfection à tirer profit des contraintes qu’impose un espace en deux parties, un hall et une salle dite « d’exposition », séparées par un couloir en équerre. Sa scénographie se présentera sous la forme d’ un diptyque dont les deux volets seraient séparés l’un de l’autre par un espace-temps à franchir. Par ailleurs, la théâtralisation est rendue encore plus vivante et agissante grâce à une mise en scène que renforcent des éclairages, la musique et, surtout, les mouvements des jeunes danseurs de l’Association Correspon’Danse chorégraphiés par Christine Top (avec des impromptus de Myriam Soulanges et de Xavier Chasseur-Daniel. Au final l’atmosphère créée dans le hall d’entrée, autour du symbole de l’eau, exprimera la vie, la liberté d’êtres évoluant dans leur milieu naturel. A l’opposé, dans la seconde salle, le fer, le bois brûlé et la brulure du soleil évoqueront les contraintes et la souffrance résultant d’un travail imposé dans des conditions pénibles. L’entre-deux symbolisera l’itinéraire de la Traversée. Le choix opéré quant à l’emplacement attribué à chacune des œuvres exposées doit faire sens et permettre que s’instaure un dialogue entre elles. Le carton d’emballage devient matériau de (dé/re)construction d’un espace dans lequel le public, sorte de chœur antique enfermé dans le huis-clos de la skena, se voit contraint d’assister et de participer à la cérémonie qui s’y déroule. Ne pouvant échapper de quelque façon que ce soit aux événements qui se (re)jouent devant lui, le carton obstruant toutes les ouvertures. Ce même carton se fait tantôt matière dure pour être mur ou siège. Il se plie pour former de gigantesques cercles et se taille en grillage afin d’évoquer l’enfer(mement). Détourné de sa fonction initiale consistant à emballer des marchandises destinées à la vente, le carton entretient un rapport conflictuel avec les œuvres. Cette installation parce qu’elle est éphémère et faite de papier, questionne l’art, sa prétention à durer, et le rapport que celui-ci entretient avec le commerce.
En mettant en lien, à la façon d’un archipel d’îles, des artistes ayant chacun un langage et des propos différents, nulle doute que Soylé nous invite à entrevoir à travers cette exposition collective, l’expression d’une caribéanité s’exprimant à travers les fragments d’une « parole en archipel », pour reprendre au
poète René Char cette formule-titre.
1 – Production: AM, le lieu des Mondes
Partenaire: Proled
Avec le soutien de: Terra Festival
Conception scénographique et lumière: ©Soylé