— Par Patrick Chamoiseau, Gerard Delver, Edouard Glissant et Bertène Juminer —
21 janvier 2000
Le monde, et non pas seulement la France, est à notre horizon. Si nous, Guadeloupéens, Guyanais, Martiniquais, ne réagissons pas à cette situation nouvelle, si nous n’entrons pas audacieusement et directement dans ce débat des accords et des antagonismes universels, dont les règles sont si impitoyables et si imprévisibles, nous ne nous apercevrons même pas du moment où nous aurons commencé d’être, non pas des poussières, mais des résidus de ce jeu planétaire.
La Guyane, malgré ses caractères spécifiques (son appartenance continentale, l’étendue de son territoire, la diversité vertigineuse de son peuplement, massivement amérindien, africain, asiatique et européen, la présence sur son sol d’un impressionnant consortium international à Kourou, le voisinage des autres Guyanes et du Brésil avec lesquels elle partage forcément des devenirs communs), est engagée dans le même processus d’aménagement de son statut politique et administratif, et considère avec soin sa solidarité historique avec la Guadeloupe et la Martinique.
Aujourd’hui, s’agissant de notre actuel statut, les déclarations de nos responsables politiques ont réamorcé un processus de révision. C’est le moment de rappeler quelques principes qui résument nos convictions, ces outils par lesquels nous rendons fructueuses nos incertitudes. C’est peut-être aussi le moment de mettre ces convictions en partage, comme autant d’évidences, et sous le mode de l’offrande.
Un peuple ne se développe pas
dans l’irresponsabilité collective.
La départementalisation a mis œuvre des processus indéniables de modernisation, d’élévation du niveau de vie, d’amélioration générale des conditions d’existence et des rapports sociaux, mais elle s’est aussi pervertie en un syndrome d’assistanat généralisé, de dépendance accrue, et d’une anesthésie qui se renforçait à mesure que les transferts publics augmentaient en ampleur. Il faut ajouter le mal-être généralisé et l’invalidation des pouvoirs locaux renvoyés à leur impuissance à chaque passage d’un grand commis gouvernemental porteur de subsides et de décisions. Et encore, cette consommation hyperbolique par laquelle nous nous dispensons si plaisamment d’investir, de nous projeter, de construire. Le devenir de la consommation est alors la consommation elle-même, qui va jusqu’à consumer ses acteurs. L’échec est là, et même les partisans de l’assimilation sont obligés aujourd’hui de reconsidérer ou de relativiser leur terrible absolu.
Par la départementalisation la France nous a fait accéder à son monde. Il nous faut accéder par nous-mêmes aux horizons du monde.
Un statut ne sert pas d’âme vivante à un peuple.
Tout statut est un outil au service d’une intention, d’un désir, d’une projection vers le monde. La lutte pour le changement de statut est certes légitime. Mais cet ensemble complexe naît de ce que l’on pourrait appeler un projet.
Le projet n’est pas un programme, c’est d’abord une stratégie, un cadre dynamique offert aux enthousiasmes et aux réalisations. Il donne du sens à chaque désir, chaque intention, chaque projection, il lie ensemble les énergies et les vouloirs, il crée une liberté collective qui alimente chaque liberté individuelle, laquelle nourrit l’ensemble. Le projet, parce qu’il est réellement consenti par tous, préserve des décisions unilatérales, des dérives autarciques, des automatismes institutionnels stériles. Et c’est le projet qui génère ses lieux de pouvoirs, de possibles, qui rend nécessaire tel ou tel cadre juridique.
C’est le projet qui sécrète le statut qui lui est nécessaire, et non le contraire. Là où le statut a purement et simplement remplacé le projet, on a vu persister les dépendances et les assistanats, même dans des cadres de responsabilité élargie, on a vu des désirs de retours en arrière et des appels à une réactivation de la sujétion, on a vu le geste inachevé incapable d’actionner l’espace qui lui était donné. L’autonomie de la pensée, la souveraineté del’imaginaire, la liberté de l’esprit sont, ici, des conditions incontournables.
En plaidant pour la conception d’une telle utopie réaliste, qui accompagnerait et fonderait la lutte pour tout statut nouveau, nous invoquons en fait cette liberté initiale sans laquelle aucune liberté ne peut s’envisager: la liberté de la pensée.
Un esprit libre est d’abord soucieux de trouver le moyen de faire converger les énergies, les désirs, les intentions, de leur donner un sens, sinon unique, du moins global. La capacité à définir un projet global est, pour un peuple, le signe qu’il est déjà libre, et que fort de cette liberté, il est en mesure de construire ses libertés.
Notre incapacité à penser/vouloir un projet est sans doute la résultante du corset départemental qui engoue encore nos imaginaires de solutions dépendantes et assistées, solutions qui nous posent des problèmes et qui nous stérilisent. La dépendance-assistanat déréalise toute résistance ; elle invalide l’intuition juste en l’empêchant de se doter d’outils réalistes performants. Ce système exclut tout ce qui ne lui est pas conforme, ou propice, et se révèle incapable de comprendre ou d’admettre la nécessité de la moindre audace ; il prolifère ainsi jusqu’à ce qu’il s’asphyxie lui-même. Au fur et à mesure qu’il s’épuise, ce système génère pourtant des pulsions évolutives par lesquelles, paradoxalement, il se maintient. Revendiquer un statut sans concevoir un projet global n’est pour nous qu’une pulsion évolutive. Pas un écart déterminant.
Une liberté dont les structures sont prédéterminées détruit à terme la liberté.
Il n’est pas question, et il serait scandaleux, de méconnaître l’ouvrage de ceux, politiques et techniciens, qui depuis si longtemps travaillent dans le cadre du système actuel et qui d’ailleurs, confrontés aux impasses de ce même système, réclament aujourd’hui qu’on le dépasse, par les aménagements ou par la transformation radicale. Mais la liberté ne peut provenir d’en haut. Elle émerge du dedans. Ce que l’on reçoit passivement vous maintient en position sous-ordonnée. Ainsi voit-on apparaître dans nos débats politiques un nouveau discours: celui d’un assimilationnisme nationaliste, qui nomme le pays à chaque mot, mais comme pour mieux le dissoudre. Ici, le rôle de la France ne devrait pas être de décider des cadres de notre liberté, même après consultation, mais d’ouvrir ce qui avait été fermé, de dénouer ce qui avait été noué, d’oxygéner les zones où l’asphyxie avait été permise. Briser le sac DOM-TOM. Déclencher des espaces de souveraineté susceptibles d’être évolutifs. Depuis l’amas de décombres des solutions rapportées, nous mesurons que les seules avancées qui vaudront seront celles qui naîtront de nous-mêmes, qui susciteront des verticalités intimes, de celles qui maintiennent d’aplomb la réalité des libertés.
Convenir d’un projet qui nous rassemble est un acte fondateur.
Que pouvons-nous faire ensemble pour exister au monde ? Comment concilier notre nécessaire responsabilité collective avec les réalités économiques universellement et férocement triomphantes ? Le moment est venu de débattre publiquement de ce que beaucoup d’entre nous pensent, l’un à part l’autre.
La transformation progressive du tissu économique et social de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique ne peut se faire en dehors de la mise en œuvre d’un projet global qui préparerait l’avenir en tenant compte du présent.
Nos pays ne peuvent envisager de solutions à mettre en œuvre, ni leur calendrier, dans la perspective, par exemple, d’une industrialisation lourde, d’une agriculture extensive, d’un tourisme exclusif ou d’une hypertrophie du secteur tertiaire, commerce de consommation, etc… Dans tous ces domaines, notre retard ou nos mpossibles sont irrattrapables.
Notre seule ouverture est celle d’une production diversifiée à valeur ajoutée, (la valeur ajoutée étant cette donnée spécifique dont l’exploitation permet un profit et un développement réel) comme celles qu’ont mises en œuvre la plupart des petits pays qui aujourd’hui disposent de leur propre sort. Dans le concert baroque du monde actuel, nous croyons à l’avenir des petits pays. Autrement dit, nous croyons qu’il n’y a pas de petits pays, il n’y a que de grands projets. Les conditions générales des Antilles, de la Guyane et de la Caraïbe (des îles, ou des espaces facilement nettoyables, aisément transformables) font que la valeur ajoutée que nous pouvons envisager résulterait d’une production à caractère biologique, dont la demande grandit irrésistiblement sur le marché mondial. Il nous faut occuper ce créneau.
C’est pourquoi, depuis quelques temps déjà, certains d’entre nous ont proposé de mettre en place en Martinique le projet global d’une économie centrée sur des produits biologiques diversifiés, et de conquérir sur le marché mondial le label irréfutable « Martinique pays à production biologique », ou « Martinique, premier pays biologique du monde ».
Nous appelons les Guadeloupéens, les Guyanais et les Martiniquais à considérer la nécessité d’une telle orientation, même si dans chacun de ces pays un projet de cette nature peut passer par des voies différentes, par exemple un accomplissement technologique en Guyane.
En ce qui concerne le projet biologique les difficultés sont immenses et nous n’en signalons ici que quelques-unes de caractère très général.
Un tel projet ne saurait être imposé d’en haut, il devrait être l’affaire de tous, débattu par tous. Il ne serait pas viable si une seule composante de notre réalité s’en tenait à l’écartrt ou en était exclue, par quelque mécanisme ou quelque préjugé que ce soit.
Il ne serait pas viable sans l’adhésion de la jeunesse, qui y trouvera des motifs d’enthousiasme et d’action. L’insertion et l’emploi sont irréalisables en dehors d’une intention collective et d’une visée commune.
Il ne serait pas viable s’il ne favorisait pas, dans la chair même de notre lieu, des vitalités culturelles, linguistiques et artistiques, capables d’éveiller notre regard et de renouveler notre imaginaire de nous-mêmes et du monde. Ce projet ne serait pas viable s’il n’est pas total, c’est à dire s’il n’englobe pas tous les ecteurs d’activité, agriculture, tourisme, agroalimentaire, médecine, pêche, communication, lutte contre la pollution, système éducatif, secteurs de production et de consommation, etc. Toute entreprise biologique isolée est fragile et périssable.
Il ne serait pas viable s’il n’aménageait un calendrier progressif de transformations. La prudence réaliste et l’audace de la conception globale se renforcent mutuellement. Il ne saurait se développer de manière isolée, en dehors de l’effort et de la solidarité des autres pays de la Caraïbe ou des voisins continentaux de la Guyane. Cet espace devenu solidaire devrait se constituer en une des zones bleues du monde.
Ceci dit, des milliers de problèmes concrets s’ouvrent et s’offrent à notre détermination et à notre patience. Nous suggérons que les axes de développement d’un tel projet soient étudiés, proposés au débat et à l’approbation publique, et mis à la disposition des élus responsables, des syndicats, des décideurs économiques, des éducateurs, des créateurs et des régisseurs culturels, des animateurs de la jeunesse et des sports, des préposés à la santé publique …, de tous les acteurs de la société civile, qui auront à charge d’en aménager le processus.
Nous sommes convaincus que si un tel projet global n’est pas acceptable par tous, il faudra de toutes manières en inventer un autre, qui ne pourra généralement se définir qu’autour de cette nécessité d’une production à valeur ajoutée. C’est dans un tel cadre que les espaces de liberté politique cesseraient d’être des coquilles vides. Et c’est un projet de cette nature qui nous mettrait à même de mieux définir et préciser ces espaces à conquérir.
L’auto-organisation génère ce tissu vivant dont tout peuple a besoin.
Ce n’est pas la dépendance en soi qui entrave le plus l’esprit de liberté. Et par ailleurs, qui pourrait en ce monde d’aujourd’hui échapper aux dépendances et aux interdépendances ? Non, la dépendance mortifère c’est celle qui n’engendre aucun espace d’auto-organisation. L’auto-organisation est le propre de l’organisme vivant. La décentralisation, avancée ou pas, ne détermine aucun possible d’auto-organisation. La décentralisation ne saurait supporter l’apparition d’un organisme nouveau. Il en est de même pour l’autonomie qui ne connaît que l’horizon de son statut et la focalisation d’un centre qui l’autorise. Décentralisation ou autonomie seraient des tissus inertes si elles ne se dépassaient pas en projet.
Seuls les espaces de souveraineté, rendus nécessaires par un projet global, peuvent supporter le nouveau, l’inattendu, la combinaison imprévisible, l’organisme Vivant qui évolue et qui s’équipe. Seul l’espace de souveraineté permet l’auto-organisation, qui ne se ramène pas à une élémentaire autogestion.
La liberté s’envisage dans l’interaction entre les dépendances organiques, les interdépendances nécessaires, et la pratique de l’auto-organisation.
Celle-ci élargit les possibles, elle introduit du jeu dans le système, permet que s’enclenchent des réactions en chaînes d’initiatives, d’innovations, de choix, de stratégies, de tentatives et de recommencements. Un jeu politique réel s’introduit alors dans un dispositif qui doit inventer ses équilibres. Ce qui a fait de la départementalisation une mécanique vicieuse c’est qu’elle n’avait aucun jeu dans ses rouages, et que le choix, l’invention, l’aventure politique se sont trouvés canalisés dans des tunnels bouchés d’avance. Nous ne prétendons pas décider au nom de tous. Et nous ne demandons par conséquent ni liberté venue d’en haut, ni statut décidé, ni décision offerte, ni destin clé en main. Mais nous prenons le pari que la France assumera les responsabilités qui sont les siennes, après plus de quatre siècles de colonisation, d’esclavage, et de domination départementalisée.
Nous désirons — en partenariat avec la France, en fraternité aussi, avec affection toujours — que s’ouvrent les possibilités concrètes du choix, du contact créateur, de l’alternative féconde, de la nécessité d’aller et d’inventer — toutes choses qui dans leur mouvement suscitent la liberté de l’esprit.
Nous réaffirmons que le statut de ce statut, ou de cette orientation, ne peut être que celui de créer les conditions d’émergence de ce projet global que nous ambitionnons, et qui à son tour, introduira de manière déterminante dans l’écosystème de la dépendance et de l’assistanat, les distorsions fécondes et les ruptures fondatrices que permet l’auto-organisation.
Que les Guadeloupéens, les Guyanais, les Martiniquais décident, sur la gestion de leur sol et de leur environnement, sur les questions de la formation de l’enseignement, de la justice et de la santé.
Que les Guadeloupéens, les Guyanais, les Martiniquais disposent par eux-mêmes, pour leur implication dans le tissu caribéen, ou continental, et leur participation aux dynamiques sociales, culturelles et économiques de l’espace américain. Qu’ils puissent accéder de manière directe aux institutions internationales qui régissent le commerce du monde, de même qu’aux entités, européennes ou autres, qui se créent de par le monde.
Que les Guadeloupéens, les Guyanais, les Martiniquais définissent et régentent les ressources fiscales et autres qui seront nécessaires au fonctionnement de leur projet.
Que les Guadeloupéens, les Guyanais, les Martiniquais, par leur vote, instituent dans chacun de leurs pays, une Assemblée nouvelle dotée de pouvoirs dans les domaines pré-cités. Cette Assemblée nommerait un exécutif qui aurait la charge de mettre en œuvre les politiques définies et les orientations du projet global accepté par nos populations.
Que cette Assemblée soit notre lieu d’auto-organisation, dans un partenariat avec la France restitué à l’estime mutuelle, à l’échange véritable, au partage fraternel.
Patrick CHAMOISEAU (Martinique) est écrivain
Gérard DELVER (Guadeloupe) est directeur culturel de la ville de Basse-Terre
Edouard GLISSANT (Martinique) est écrivain
Bertène JUMINER (Guyane) est écrivain, professeur des universités