« Allons‐nous mettre fin à la race humaine, ou l’humanité renoncera‐t‐elle à la guerre ? »
Manifeste Russell‐Einstein, 1955
En pleine guerre froide, le Manifeste Russel‐Einstein posait une question existentielle, dont l’urgence résonne avec encore plus d’intensité aujourd’hui. Les armes nucléaires sont des milliers de fois plus meurtrières qu’alors. Plus de 2 500 ogives sont en état d’alerte immédiate. Des agents pathogènes mortels menacent potentiellement la vie telle que nous la connaissons. Alors que de grandes puissances se préparent à déployer des robots tueurs, nous nous trouvons au bord de l’abîme. Moralement, l’éventualité de voir des machines déterminer nos destinées est abjecte. Les dépenses militaires mondiales ont doublé depuis la fin de la guerre froide. Et l’augmentation est appelée à se poursuivre, avec des programmes de modernisation des armes existantes et de développement de nouveaux systèmes de destruction et d’extermination. Dans un contexte de crise climatique, d’inégalités croissantes, d’ultranationalisme et d’érosion des valeurs éthiques, le risque d’une guerre par accident, par incident ou par intention demeure clairement dans le domaine du possible.
Récemment, un traité international visant à interdire puis à éliminer les armes nucléaires a été conclu, mais son approbation universelle reste en suspens. Des efforts sont en cours pour interdire les armes entièrement automatiques, et faire entrer l’utilisation des gènes et de la biotechnologie à des fins militaires dans le champ de la Convention sur l’interdiction des armes biologiques. Quoique positifs, ces signaux n’annihilent pas le risque d’extinction humaine auquel nous faisons face. Les grandes puissances s’opposent aux nouvelles initiatives de contrôle des armes ; elles abandonnent les traités existants. Elles traînent les pieds en matière de lutte contre le réchauffement climatique et contre des inégalités socio‐économiques flagrantes. Le passé nous a prouvé qu’aucun empire n’était éternel. L’effondrement de toutes les nations dominantes au fil de l’Histoire témoigne de la naïveté des arrogants. La technologie était loin d’être aussi avancée lors de la chute des empires de jadis ; des millions d’êtres humains y perdaient la vie, mais la Terre était épargnée.
La guerre n’est pas une fonction innée de la nature humaine. Elle relève du choix. La coopération, bien plus que le conflit, est à la base de l’évolution. Il y a deux milliards d’années, la vie est devenue possible lorsque des cellules ont appris à se développer ensemble. Il y a 12 000 ans, la civilisation est née lorsque les êtres humains ont appris à vivre les uns avec les autres en formant des communautés. Depuis des milliers d’années, l’esprit humain fait preuve de résilience ; c’est un constat dans lequel nous pouvons puiser force et espoir. Après chaque crise, il a su rebondir pour créer un monde meilleur. Le monde dispose d’un vaste réservoir de sagesse. À maintes reprises, nous avons prouvé que nous étions capables de raison. Le gaz moutarde, les armes à laser aveuglantes, les mines terrestres et les armes à sous‐munitions ont été interdites. Désormais, nous devons faire en sorte que la guerre ne soit plus un horizon plausible et y renoncer graduellement. C’est ainsi que nous pourrons aller de l’avant et résoudre les problèmes réels comme la pauvreté, le changement climatique et les maladies.
Nous nous sommes réunis en Normandie pour lancer un appel à tous les habitants de la planète, pour leur dire que nous ne sommes qu’un. Tous, nous respirons, nous pensons, nous ressentons l’amour, la haine, la peur et l’espoir. Ce que nous avons en commun est bien plus grand que nos différences. Rappelons‐nous l’enseignement de Russel et Einstein : Souvenez‐vous de votre humanité ; oubliez le reste.
Faire de la guerre un horizon invraisemblable, établir une paix durable, réhabiliter les valeurs éthiques et mettre à l’oeuvre notre humanité commune : autant d’objectifs pour lesquels nous avons besoin d’un Nouveau contrat mondial, fondé sur une approche inédite de la sécurité internationale. Il nous faut construire un système de sécurité international inclusif, qui s’enracine en profondeur dans le principe d’État de droit et qui respecte les droits humains universels. Nous devons concevoir une architecture de sécurité collective et fiable, en laquelle chacun peut avoir confiance. En l’absence d’une telle alternative sécuritaire, les états continueront d’acheter des armes de guerre. Il
nous faut mettre au point un plan d’action intégré, soumis à des échéances, pour éliminer toutes les armes de destruction massive, notamment nucléaires, biologiques, chimiques et les armes entièrement automatiques.
Nous avons la conviction qu’éliminer progressivement les armes de destruction massive ne mettra pas en péril la sécurité, bien au contraire : vingt‐deux pays dépourvus d’armée de métier n’ont eu à subir aucune attaque à partir du moment où ils ont renoncé à posséder une force militaire. L’expérience prouve que les systèmes de sécurité qui ne reposent pas sur des armes sont plus efficaces que ceux fondés sur l’utilisation potentielle de la force. Il nous faut revoir notre système de sécurité collectif en nous appuyant sur la preuve du succès plutôt que sur la peur de l’échec.
La paix n’est pas l’absence de guerre, mais plutôt le caractère invraisemblable de la guerre. Il nous faut transformer les Nations unies, en particulier le Conseil de sécurité, pour en faire un instrument solide de prévention et de résolution des conflits. Nous devons exploiter la puissance du dialogue pour prévenir l’utilisation de la force.
Pour qu’une paix durable puisse prospérer, un développement durable est indispensable. Les Objectifs de développement durable, le protocole de Kyoto sur les gaz à effet de serre et l’Accord de Paris sur le réchauffement climatique constituent quelques éléments du Nouveau contrat mondial. Il nous faut un budget mondial pour étayer ces accords. Les ressources d’un tel budget seront générées par la réduction future des dépenses militaires, par l’augmentation des partenariats de développement et par la prise en compte de sources de revenus nouvelles et innovantes.
Chaque jour, chaque minute et partout dans le monde, nous devons nous assurer que tous les êtres humains sont traités avec dignité, qu’ils soient tous égaux et disposent de la même opportunité de participation autonome, sans distinction d’aucune sorte, telle que l’origine ethnique, le sexe, la couleur de peau ou la religion.
S’inscrivant dans les valeurs fondamentales de tolérance, de confiance et de coopération, notre appel défend un système de sécurité universel, inclusif, collectif et réglementé, l’allocation d’un budget mondial pour le développement durable et un engagement pour la dignité humaine et les droits de l’Homme pour tous. C’est un appel à donner corps à la notion d’ubuntu, qui signifie « Mon humanité est inextricablement liée à ce qu’est la vôtre ». Au dix‐septième siècle, John Donne déclarait « La mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ».
Nous avons tendance à n’instaurer la paix qu’au terme d’une guerre longue et dévastatrice. Les traités de Westphalie, l’Acte final du congrès de Vienne, la Société des Nations et les Nations unies : tous ont été formés alors que l’humanité portait la honte de millions de morts avant l’âge et de familles brisées. La prochaine guerre mondiale ne laissera pas l’opportunité de négocier un nouvel accord de paix, parce qu’il n’y aura plus ni négociateurs, ni peuples, ni fleurs, ni arbres.
Attachons‐nous à concevoir et mettre en place une paix durable avant que la prochaine guerre ne soit déclenchée. Ne pas le faire reviendrait à se diriger, tels des somnambules, vers un suicide collectif. Si nous le faisons, en revanche, nous serons en mesure de mener l’humanité à son apogée et d’entrer dans une ère de summum bonum.
Mohamed ElBaradei
Leymah Gbowee
Anthony Grayling
Jody Williams
Sundeep Waslekar
Publié en Normandie, le 4 juin 2019