— Par Monique Manigat et Alain Louis-Gustave —
En septembre 2013, la décision de la cour constitutionnelle de la République dominicaine de déchoir de leur nationalité plusieurs centaines de milliers de citoyens (près de 500 000 selon certaines estimations) nés en République dominicaine de parents étrangers, pour la plupart Haïtiens, en remontant jusqu’à 1930, et de les déporter vers leur pays d’origine, a suscité de fortes protestations internationales. Les diverses séances de négociations entre les deux pays, sous des apparences cordiales, portant sur leurs nombreux sujets de contentieux, notamment économiques, n’ont pas empêché la mise en oeuvre de cette décision à partir du 17 juin 2015.
C’est une nouvelle catastrophe humanitaire massive qui commence dans une relative indifférence. C’est un drame effroyable qui s’annonce, en Haïti, pour ces centaines de milliers de personnes qui ne sont pas Haïtiens mais apatrides et qui souvent ne parlent ni créole, ni français.
Curieusement, les protestations semblent aujourd’hui moins fortes, ou moins audibles, qu’il y a deux ans. Le sujet est abordé anecdotiquement par les médias, comme le énième épisode anodin d’une longue série noire à laquelle on s’est lâchement habitué. On ne semble pas mesurer le drame humain que cela constituera pour chacune de ces personnes qui seront expulsées manu militari, du jour au lendemain, dans un pays qui n’est pas le leur, et dans lequel elles seront condamnées à la misère la plus sombre.
Le nombre de victimes risque d’être comparable à celui du tremblement de terre, mais l’émoi suscité est loin d’être comparable. Le tremblement de terre était une catastrophe naturelle ponctuelle, imprévisible et irrésistible. La catastrophe d’aujourd’hui est d’origine humaine, elle a été prévue et même planifiée. Elle aurait donc pu et dû être évitée! Bien sûr, elle ne se fera pas en 35 secondes ni en un jour. Elle s’étalera dans le temps, mais ses conséquences sur les individus concernés seront tout aussi dramatiques que pour les victimes survivantes du séisme.
Comment ne pas s’étonner que si peu de gens semblent se sentir concernés par le sort de ces centaines de milliers de personnes, qui ne sont juridiquement ni Haïtiennes ni Dominicaines, victimes de la folie des hommes et du racisme le plus cynique ?
Es yo pa moun?
Il n’y a pas de solution facile dans un dossier aussi complexe, dont les origines remontent à la création de ces deux pays, frères ennemis, dans la même île. Par ailleurs, il est peut-être utile de rappeler que depuis plusieurs décennies la prospérité économique de la République dominicaine se construit grâce à l’exploitation dans des conditions proches de l’esclavage, là encore dans une relative indifférence, de cette main d’oeuvre immigrée dont on expulse aujourd’hui les descendants. Cependant, le manque de réponses gouvernementales à la hauteur de l’ampleur de la crise est alarmant et les citoyens que nous sommes se sentent à la fois désabusés et désemparés.
Notre message est d’abord un cri d’indignation face à l’inacceptable!
Notre démarche vise ensuite à sensibiliser, à interpeler les citoyens, les politiques (si mobilisés et loquaces en cette période), l’opinion publique (c’est-à-dire chacun d’entre nous) et bien sûr les médias, sur ce sujet qui n’est pas anodin.
Il est urgent d’en parler et de continuer à en parler, car le silence est le meilleur allié des crimes les plus graves.
Notre appel est un manifeste contre l’indifférence individuelle et collective, car c’est l’indifférence individuelle qui permet l’indifférence collective! Nous souhaitons conclure par une mise en garde.
Que nous soyons Haïtien, Martiniquais, Français, Américain, Canadien, ou autre, nous avons tort de ne pas nous sentir concernés par le drame de ces Dominicains noirs, pauvres, d’origine haïtienne, victimes d’un racisme extraordinaire dans leur pays, qui s’exprime au grand jour, à une échelle jamais connue et de surcroit sous un masque juridique officiel.
Car l’acceptation du racisme extraordinaire ailleurs participe à la banalisation du racisme ordinaire chez nous.
Ce racisme qui fait déjà des ravages dans nos pays et qui se développe dangereusement en ces temps de crise, avec la montée des idées et des partis politiques prônant l’exclusion de l’autre, jugé responsable de tous nos maux.
Chez nous comme ailleurs, ne soyons pas complice de l’inacceptable par notre silence et notre indifférence.
Monique Manigat et Alain Louis-Gustave