— Par Michèle Bigot —
Mangez-le si vous voulez
D’après le texte de Jean Teulé,
Adaptation et mise en scène J.-C. Dollé et C. Morgiève
Festival d’Avignon off, Atelier Théâtre actuel
L’histoire racontée par Jean Teulé est exemplaire : l’action se situe en 1870, en pleine guerre contre les Prussiens, après le désastre de Reichshoffen ; le climat anti-prussine est à son comble, et le cadre des événements est le petit village de Hautefaye dans le Périgord⋅ Un homme du nom d’Alain Monéys va être lynché et partiellement dévoré par ses concitoyens et amis au motif qu’il aurait dit un mot de travers⋅ En fait ses propos sont délibérément interprétés à contresens par des paysans hostiles visant à se venger de la supériorité de classe d’Alain et cherchant un exutoire à leur haine du Prussien⋅
Ce fait divers fait partie des événements honteux de l’histoire française, dont il est peu parlé.
Le texte de Jean Teulé vient à point pour fournir un exemple de ce que peut faire la xénophobie et la haine de l’autre.
C’est un réquisitoire, mené sur le mode du récit historique. Jean-Christophe Dollé et toute la troupe du Fouic theâtre s’empare de ce texte, habitués qu’ils sont des créations théâtrales adaptées de témoignages, interviews , et autres histoires vraies.
Le spectacle qui en résulte est hors-norme ; il est le fruit d’un montage efficace entre une bande son , une musique électro, un décor et des ustensiles culinaires. D’emblée l’accent est mis sur le décalage ironique. Une grande partie de l’efficacité repose sur une progression dramatique soigneusement agencée, une bande son qui participe étroitement de l’action dramatique, et le jeu des comédiens, outre la tension propre au récit, lui-même finement orchestré.
Mentionnons d’abord le décor, premier élément de surprise pour le spectateur : le cadre n’est pas celui du village comme on pourrait s’y attendre mais celui d’un intérieur bourgeois des années 50, une cuisine « moderne », formica et compagnie. Premier signe d’ironie qui va être relayé par d’autres éléments de l’écriture scénique : les costumes et personnages : une unique actrice à tout faire, figurant par son maquillage, sa coiffure, son vêtement et son rictus béat d’imbécile heureuse le confort petit bourgeois des 30 glorieuses. Vision effrayante que cette femme propre sur elle mais dépourvue de parole, au visage inexpressif. Sa coiffure laquée, sa mise sophistiquée en harmonie avec son intérieur et le savant arrangement de ses ustensiles culinaires dernier-cri, annoncent l’ultramoderne bêtise d’une petite bourgeoisie apte à toutes les dérives haineuses. On sent que va commencer Une journée particulière. L’ambiance angoissante et le portrait de la femme d’intérieur hésitent entre Hopper et Todd Haynes (Far from Heaven, film américain sorti en 2002).
L’interprétation décalée et grinçante se prolonge avec la bande son, les jeux d’éclairage (isolant sur fond noir ce graffiti lumineux « Je t’aime »). Le metteur en scène manifeste le souci d’arracher l’histoire à son contexte historique, sans l’occulter totalement. Il s’agit plutôt d’un temps hybride, résultant de la juxtaposition de deux époques : la bêtise haineuse est atemporelle. Sous ses airs anecdotiques, le spectacle prend une dimension universelle, une véritable réflexion sur la folie collective, le pouvoir de nuisance du groupe, les comportements grégaires, la haine enracinée au cœur des « braves gens », tels qu’ils peuvent ressurgir à tout instant, à la faveur d’une crise historique.
Les portraits de femme sont particulièrement soignés : notamment la femme de l’instituteur, Mme Lachaux, est un parangon de femme manipulatrice, traîtresse et sadique à souhait, véritable suppôt de Satan, capable de déchaîner la haine chez les hommes, pour la plupart de pauvres bougres pétris de rancœur et privés de tout jugement. Les rôles de femmes se distribuent en troispôles : la gourde écervelée, la rouée sadique et l’analphabète sacrifiée. Quant aux hommes c’est une assemblée de brutes épaisses, de lâches manipulées par les femmes, de faibles d’esprit et de traînes-savates. Pauvre humanité ! Quelques exceptions confirment la règle et achèvent de donner de la race humaine une peinture désespérante. Quelques amis ou proches, assistés par le curé du village, vont tenter en vain de s’interposer et d’empêcher l’abomination. Mais rien ne pourra stopper l’hystérie collective.
Quelques trouvailles de mise en scène accroissent la tension dramatique : ainsi la fonction confiée à la musique qui a en charge la figuration de la violence par les suggestions sonores : coups, sifflement du fouet, supplice, grésillement du feu etc. Belle idée aussi que le partage de la voix par les acteurs : un seul acteur (J.-C. Dollé) assume à la fois le rôle du récitant, celui du protagoniste, et parfois, dans un dialogue, il joue à lui seul le rôle d’Alain et de sa mère, tandis que la mère est figurée par une actrice muette, qui se contente d’assumer les gestes de la mère et de la femme d’intérieur. Comme pour souligner son impuissance face à l’action et son quasi retrait de la scène. Paradoxalement cette stylisation du dialogue sert la dramaturgie parce qu’elle prend ses distances avec le réalisme. Bel exemple de l’efficacité supérieure du théâtre, dont la force de suggestion, l’indirection, sollicite l’imagination et tous les sens du spectateur mieux que ne le ferait la seul image.
Au total, un texte et une adaptation scénique d’une redoutable efficacité, une interprétation soignée, une écriture scénique serrée, dans laquelle tout fait sens. C’est si vrai que quelques spectatrices n’ont pas pu en supporter davantage.
Avignon le 22 /07/2014
Michèle Bigot