Maltraitance et violence dans les écoles haïtiennes

— Par Dr Charles Tardieu, Ph.D.,  Ex Ministre de l’éducation —

Port-au-Prince le 30 mai 2024

Bonjour aux éducatrices et éducateurs d’Ayiti.

Je suis un enfant des années 1950-60. Un adolescent des années 1965.

Aujourd’hui, on observe une recrudescence des actes de violence physique et de maltraitance dans le système éducatif à travers le pays. On signale aussi une recrudescence de la violence sexuelle sur les filles dans les écoles un peu partout dans notre pays. Ces pratiques de violence semblent se multiplier et les ministères y répondent par des sanctions ciblées contre les contrevenants et des communiqués informant le public.

Qui aime bien châtie bien !

Notre génération, parents et éducateurs, adultes aujourd’hui, nous avons bien appris, pour les avoir vécues, les deux vérités sur l’arsenal disciplinaire, répressif, à la disposition des responsables chargés de notre éducation. Nous avons tous entendu parler des pratiques encore plus sévères peu avant notre époque :

– qui aime bien châtie bien, et

– ti nèg se ak baton ou leve sa.

Dans les années 1976-80, à la faveur de la « Réforme Bernard », de grandes dispositions, mesures et campagnes ont été adoptées et mises en œuvre pour contrer ces pratiques répressives largement utilisées en guise de méthodes disciplinaires dans le système éducatif. Puis rien ! La routine répressive a repris ses droits !

À travers leurs communications sur les réseaux de communications hybrides, en ligne et formels, le ministère de l’Éducation et celui de la Condition féminine semblent enfin « découvrir », un demi-siècle plus tard, que ces pratiques de violence et de maltraitance scolaires sont encore courantes dans les milieux éducatifs. Quelques mesures et des sanctions disciplinaires adressant les manifestations irritantes et révoltantes de la violence physique des cas connus plutôt que les racines profondes de celle-ci sont annoncées avec force par ces régulateurs du système éducatif.

Ces « discours » de bonne intention n’abordent aucunement la brutalité et la maltraitance physique et symbolique sur les écoliers, les agressions sexuelles ou la violence académique, réelle ou symbolique, qui se conjuguent pour conduire à l’échec scolaire massif des écoliers haïtiens, véritable hécatombe qu’il faut bien nommer « apartheid scolaire ».

La répression exercée et celle annoncée contre ces pratiques ancrées dans une culture éducative et des rapports entre enfants et adultes peut-elle, va-t-elle, pourrait-elle apporter les solutions en profondeur qu’elles réclament : le changement profond dans la culture pédagogique, nos pratiques d’éducation des enfants du 3e millénaire et la construction de rapports respectueux de l’intégrité des uns et des autres quel que soit le genre et l’âge ? Et particulièrement la préparation des « citoyens » du 3e millénaire.

Loi du 1er octobre 2001, paru au Moniteur No. 80, « Interdisant les châtiments corporels contre les enfants » simplement déclaratif et ne prévoit que des mesures répressives comme le licenciement des fautifs, la fermeture des établissements et aucun accompagnement pour lutter contre les fondements de ces comportements et développer une culture de la paix, ni un encadrement des victimes.

Nous faisons clairement face à une des grandes failles de notre système éducatif. Ce ne sont ni les notes de condamnation des ministères ni les mesures disciplinaires improvisées, annoncées à grand renfort des réseaux sociaux, un temps médiatique, qui portera des résultats à la dimension du problème. Celui de la violence engendrée par le fonctionnement même de notre société en butte à des problèmes majeurs de violence liée à la dégradation profonde, socioéconomique et politique, liés à l’apartheid scolaire. Les horreurs que rapportent les pratiques de « justice populaire » comme le « bwakale »1 (version actuelle du supplice du « Père Lebrun »2 utilisé dans les années 1986 contre les Tontons Macoutes à la fuite des tortionnaires de la dictature duvaliériste) offertes en spectacle sur les réseaux sociaux témoignent, encore une fois s’il le fallait, la faiblesse des fondements et valeurs que véhicule le système éducatif qui marque notre société.

S’il est vrai qu’il faut « tout un village pour éduquer un enfant », il faut alors rassembler tout ce village pour aborder convenablement cet aspect fondamental des pratiques culturelles d’éducation : la violence physique directe et la violence symbolique dans les rapports entre les personnes, que ce soit entre les écoliers eux-mêmes, entre élèves et responsables éducatifs et plus simplement, encore, entre les personnes/citoyens à l’intérieur de la société.

Tout en reconnaissant avec de nombreux chercheurs (F. Fanon, J. Blanc, J. Des Rosiers, I. Destin, R. Gauvin, LADIREP, G. Nicolas…) que certaines violences observées dans les milieux scolaires et dans la société haïtienne soient des psychopathies héritées de la société esclavagiste (codifiées dans le Code noir – ou : « Édit royal de mars 1685 touchant la police des îles de l’Amérique française ») qui méritent un traitement adéquat et des politiques publiques d’éducation à la paix et aux droits, nous déplorons que ces deux ministères ne fassent aucune mention de ces contributions dans leurs prises de position et n’y cherchent pas un éclairage scientifique.

Léducation n’est pas négociable

Aujourd’hui, nous faisons face à une URGENCE sociétale qui doit être abordée comme telle par la société tout entière. Avec le maximum de rigueur scientifique, d’autant plus que les corpus universitaires évoqués plus haut s’affirment : aménagement linguistique3 et accompagnement psychosocial. Globalement du bas vers le haut et non de manière isolée et unilatérale par un ministère ou même deux. Construite par l’absence d’une vision des exigences des mégapoles mal développées, l’échec scolaire et éducatif contribue à produire et reproduire l’apartheid scolaire qui se manifeste, entre autres, par la violence des groupes marginalisés utilisés par des groupes d’intérêt pour recruter des jeunes la plupart du temps sans aucune qualification leur permettant de se valoriser sur le marché du travail.

Un autre modèle d’éducation y va de l’avenir de notre nation. Accompagnant une économie offrant aux jeunes les débouchés de travail portés vers la production nationale créative de richesses en faveur de l’ensemble des populations. Il devient évident que point de vue de l’éducation totale de qualité, celle-ci doit se fonder sur le démantèlement de l’apartheid scolaire actuellement renforcé par les modes opératoires et lesdites réformes du ministère de l’Éducation.

Les Constituants de 1987 ont exprimé de façon magistrale leur vision d’une Nation forte en consignant les deux droits fondamentaux que sont l’éducation et la langue créole. Évoqués dès le « Préambule » de notre charte constitutionnelle, ils en font un droit que l’État central et les Collectivités ont l’obligation de garantir. Droit d’accès des citoyens qui doit être assorti de la contrainte d’offrir les services par l’État dans nos deux langues officielles :  l’éducation est non négociable !

Apartheid scolaire

L’apartheid – violence scolaire, expression d’une forfaiture qualifiée du droit fondamental à l’Éducation, que l’on observe à travers les faits de maltraitance des écoliers et des violations des droits du genre dont nous parlons trouve son ancrage dans les quatre dimensions dominantes profondément installées dans le curriculum ouvert et caché de l’offre scolaire actuelle :

a- l’échec éducatif sociétal du 21è siècle marqué par le nombre important d’enfants n’ayant pas un accès soutenu et régulier à une scolarisation d’au moins 9 ans, sans échecs et abandons successifs ;

b- la violation des droits fondamentaux liés au genre, à la condition sociale et économique et aux attributs physiques de la personne n’est pas systématiquement combattue ni les droits y relatifs protégés ; ceci engendre des situations où l’écolier victime ne jouit pas des conditions favorables à sa réussite académique ;

c- la non reconnaissance des droits linguistiques ou échec curriculaire dans la mesure où la grande majorité des écoliers poursuivant des études, malgré les taux d’abandons en cours de scolarité, n’ont pas accès aux contenus transmis presque exclusivement dans une langue non comprise à cause du refus de tenir compte de l’aménagement linguistique approprié à la population des apprenants ;

d- la répression symbolique et réelle exercée par le système actuel de sanctions des apprentissages qui sert à pénaliser les écoliers en appliquant des objectifs d’un système éducatif favorisant l’échec individuel et collectif parce que tourné vers  i) l’échec individuel : la « reproduction des catégories » favorisées des classes dirigeantes au détriment de la majorité des écoliers ; et ii) l’échec collectif : l’exportation vers les formations sociales des pays émergents et les économies avancées d’une main-d’œuvre hautement qualifiée (MOQ), d’une force de travail semi-spécialisée (MOSS) et d’une force ouvrière non qualifiée. Ceci confère à notre système éducatif cette fonction particulière de pourvoyeuse de main-d’œuvre à des économies étrangères, à la charge de l’économie exsangue et de rente haïtienne.

Dans ces quatre cas de figure, il est plus que jamais évident que l’économie de rente et la violence économique engendrée dominant la société haïtienne dans son ensemble sont les principales responsables de ce processus de formation inapproprié aux besoins de la société et à la formation sociale haïtienne. Coûteux et contre-productif, ce modèle de formation des ressources humaines devra être tourné vers les besoins d’une économie prospère au bénéfice de l’ensemble de la communauté. Seul un partenariat !

Pour sauver Haïti : un indispensable partenariat pour l’éducation

C’est dans ce contexte que nous appelons à ce partenariat haïtien réel fort (Public-Privé-Ong-Ing) via un GLPE-H : « Groupe local des partenaires en éducation-Haïti » dans le secteur éducatif animé par le ministère de l’Éducation exerçant sa fonction régalienne. Le MENFP, ancré dans la culture et les riches traditions haïtiennes de partage et d’entraide entre tous les acteurs, les bénéficiaires et les usagers d’une nouvelle vision de la société et de son modèle éducatif.

Par ailleurs, la violence observée à l’intérieur du système éducatif doit être rapprochée du climat de terreur imposé à la population par des groupes de terroristes détruisant avec rage toutes les structures, infrastructures, instruments et symboles de l’État républicain dans tous les domaines de la vie en société (santé publique, éducation, transport, édifices gouvernementaux, police, industries et commerces gros et petits…). Nous appelons l’Université haïtienne à se pencher sur les causes profondes de cette fureur contre tout ce qui représente les progrès humains et la richesse de notre Nation afin d’identifier les pistes de solutions à signaler aux décideurs.

Le secteur éducatif reste le plus évident et le plus puissant instrument pour refonder la citoyenneté haïtienne en le faisant le fer de lance de la reprise dans les principaux domaines porteurs d’une sortie de crise urgente tout en construisant les bases pour une société plus forte à long terme. Le secteur devrait s’inscrire résolument dans la perspective de la poursuite des « Objectifs de développement durable » (ODD)4 mis en place par l’ONU en 2015, notamment en en actualisant son « Plan sectoriel d’éducation à l’horizon 2030 ».

Six des 17 ODD doivent être mis à contribution dans cette approche où l’éducation (ODD4) à travers un large partenariat (ODD17) saura promouvoir la culture de la paix (ODD16) en accompagnant les citoyens pour la réalisation de villes et communautés durables (ODD11) en remplacement des zones urbaines rouges et jaunes, appuyer la création de conditions pour du Travail décent et une croissance économique (ODD8) dans un nouveau contexte d’égalité entre les genres et d’intégration des jeunes (ODD5).

Dans la mesure où l’une des fonctions régaliennes de l’État, l’éducation est d’apprendre à toutes les générations comment habiter (voir : HAlPERN, C.; BERNADET et al.) en harmonie dans une société donnée, et tout particulièrement en situation de conflits, le défi est monumental lorsque nous observons une démission complète du secteur dans la préparation des ressources humaines pour la formation sociale et économique du pays haïtien. De toute évidence, l’école de l’apartheid, qui contribue à la construction et à la reproduction de l’échec sociétal avec des taux d’échec scolaire de plus de 95% doit être tenue comme une des causes profondes de l’éclatement de la société dans ses fondements du vivre ensemble.

Dans cette perspective, il conviendra d’élargir le GLPE-H à l’échelle nationale et de mettre en place le Forum national des partenaires en Éducation-Haïti qui, lui, aura pour fonction de créer un lieu ouvert aux échanges, aux débats et à la veille citoyenne des plans et interventions nationaux qui seront élaborés avec pour objectif de mettre le secteur dans son intégralité au service de l’éducation et la de la formation le plus largement possible de toutes les catégories sociales et économiques comme le prescrit la Constitution de 1987. Le Forum favorisant l’« agir communicationnel » (Habermas) sera le lieu par excellence de débats propices à la re-fondation du système éducatif dans toutes ses composantes (de la petite enfance à l’université dans un seul élan) et pour tous les âges et tous les groupes : la vraie éducation de qualité inclusive, tout au long de la vie.

Enfin, le Forum devra proposer des options particulières pour les jeunes et les femmes avec une orientation dédiée à la formation à l’employabilité immédiate des jeunes (des deux sexes) des milieux dits rouges ou jaunes et les autres fragilisées par les conditions sociales et économiques de l’économie de rente et de l’apartheid scolaire.

RÉFÉRENCES

BERNADET, Denis, DREYER, Pascal et LETERTE, Claire (contributeurs, 2003). APPRENDRE À HABITER, Tâtonnements et ajustements : les aventures du quotidien [En ligne] : https://www.leroymerlinsource.fr/habiter/apprendre-a-habiter-louvrage-des-recherches-de-leroy-merlin-source/#:~:text=L’ouvrage intitulé « Apprendre à ressources de Leroy Merlin Source.

BLANC, Judit (2024). « Trames et résonances : un modèle biopsychosocial pour décrypter l’héritage de l’esclavage dans le trauma Haïtien », LADIREP 2024, [En ligne] [https://ladirep.ueh.edu.ht/livret-du-colloque-linsecurite-et-traumatismes-psychiques-en-haiti/].

DES ROSIERS, Joël (2024). « Archives de la terreur, Métaspora, trauma et psychose », LADIREP (2024) [En ligne] https://ladirep.ueh.edu.ht/livret-du-colloque-linsecurite-et-traumatismes-psychiques-en-haiti/.

DESTIN, Iramène (2017). « Impacts du passé colonial dans les systèmes éducatifs haïtiens et burkinabè : quelles possibilités de rupture par les réformes éducatives actuelles ? ». LADIREP (2024) [En ligne] : https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/psychologieafricaine/chapter/impacts-du-passe-colonial-dans-les-systemes-educatifs-haitien-et-burkinabe-quelles-possibilites-de-rupture-par-les-reformes-educatives-actuelles/.

FANON, Frantz (2001). Peau noire, masques blancs. Paris, Le Seuil, coll. « Points »

GAUVIN, Renauld (2023). « Crise éducative et inculturation de l’éducation en Haïti ». Séminaire CRREF, INSPE de Guadeloupe 29 juin 2023 / [En ligne] : https://doi.org/10.4000/etudescaribeennes.28508

HABERMAS, Jürgen (1981). Théorie de l’agir communicationnel (1981). Tome I, Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, Jean-Marc Ferry (Trad.) ; Tome II, Critique de la raison fonctionnaliste, Jean-Louis Schegel (Trad.), Paris, Fayard, 1987 [compte-rendu]

HAIPERN, Catherine (2013) Habermas, Jürgen et Axel Honneth : Comment vivre ensemble Grands Dossiers N° 29 – Déc 2012 / jan-fév 2013 [En ligne ] : https://www.scienceshumaines.com/jurgen-habermas-axel-honneth-comment-vivre-ensemble_fr_29906.html

LADIREP (2024). Colloque : « L’insécurité et traumatismes psychiques en Haïti », 22, 23 et 24 février 2024 – Université d’État d’Haïti (Campus de Port-au-Prince et de Limonade) : consulter particulièrement les communications de : BLANC, DES ROSIERS, DESTIN et NICOLAS. [https://ladirep.ueh.edu.ht/livret-du-colloque-linsecurite-et-traumatismes-psychiques-en-haiti/]

NICOLAS, Guerda (2024). « Emancipating our mind from mental slavery, yesterday, today and tomorrow », LADIREP (2024), [En ligne] https://ladirep.ueh.edu.ht/livret-du-colloque-linsecurite-et-traumatismes-psychiques-en-haiti/.

1bwakale : supplice expéditive de mise à mort utilisé par des foules haïtiennes consistant à exécuter en public par le feu des personnes dénoncées par la clameur publique comme des assassins dans leurs communautés, en guise de justice populaire, face à l’absence d’un système de justice crédible selon ces communautés.

2Père Lebrun : version du « bwa kale » utilisée contre les miliciens zélés suite à la chute de la dictature duvaliériste en février 1986.

3Il s’est construit un riche corpus de travaux scientifiques sur l’aménagement linguistique que le ministère de l’Éducation ne peut plus ignorer dans sa gestion de l’agenda de la qualité de l’éducation.. [Voir entre autres « L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche », commandité par le ministère de l’Éducation nationale, juillet 2000. Aucune suite n’a été donnée aux recommandations de ce travail de terrain de 2000 à 2024…]

4En septembre 2015, les 193 États membres de l’ONU ont adopté le programme de développement durable à l’horizon 2030, intitulé « Agenda 2030 ». Ce plan d’action pour l’humanité, la planète et la prospérité porte une vision de transformation de notre monde en renforçant la paix, en éradiquant la pauvreté et en assurant sa transition vers un développement durable. Il se décline à travers les 17 Objectifs de Développement Durable (ODD).