Dans une conférence interrompue, Leslie Kaplan rappelle que Mai 68 a ouvert l’espace du dialogue.
Mai 68, le chaos peut être un chantier
de Leslie Kaplan
P.O.L, 80 pages, 9 euros
Acheter
Depuis une dizaine d’années, Leslie Kaplan a trouvé dans le théâtre un lieu où explorer, en actes, la question du dialogue. « Qu’est-ce que c’est parler ?/parler vraiment/parler à quelqu’un », interroge-t-elle dans « Mai 68, un chaos peut être un chantier », une conférence interrompue par des extraits des trois pièces qu’elle a écrites pour les comédiennes Élise Vigier et Frédérique Loliée.
Née en 1943, Leslie Kaplan avait 25 ans en mai 1968. Elle a connu l’époque gaulliste, les silences qui entouraient la torture, le colonialisme et la collaboration, cachaient les bidonvilles de Nanterre. Adolescente puis jeune femme, elle s’est révoltée contre les mensonges et les dénis, les slogans ineptes de la société de consommation. Entre 1968 et 1971, elle a travaillé en usine, suivant le mouvement des établis qui voulait une alliance entre les travailleurs intellectuels et les ouvriers. Cette expérience a nourri l’Excès-l’usine (1987), un roman puissant qui montrait visuellement que l’usine n’était pas ce qu’on pensait.
Mai 68, le chaos peut être un chantier est un éloge du dialogue qui relie les individus, ouvre des brèches, crée des passerelles entre « l’étudiant et l’ouvrier, le cadre et l’employé, les hommes et les femmes »… « En Mai 68, à l’opposé du silence mortifère, fait irruption la parole, une PRISE de parole », écrit Leslie Kaplan. Bien sûr, la frontière n’est pas aussi tranchée entre l’avant et l’après, entre la chape de plomb et une libération de la parole née, il faut le rappeler, des revendications pour la mixité des résidences étudiantes de Nanterre. Dans les années 1960, le cinéma de Godard et Resnais, les pièces de Beckett traquaient déjà les « banquises de silence », « l’entre-soi », « la connivence » et le cynisme.
Ce qui a changé en Mai 68, au-delà des slogans et des graffitis, c’est une façon de poser « toutes les revendications, sans hiérarchie ». Quels clichés, quels impensés contiennent les mots usine, femme, enfant, propriété, travailleur ? C’est à ce travail de déconstruction qu’invite Leslie Kaplan, dans la continuité de ses précédents livres, contre les impostures d’un langage qui tourne à vide. Les mots ne suffisent pas pour faire la révolution, mais ils peuvent provoquer le déplacement, le désir, le « tu m’écoutes ? » qui incite à sortir du « cadre de pensée préétabli ». Le chantier, commencé en Mai 68, est loin d’être achevé.
Sophie Joubert
Journaliste L’humanité.fr