— Par Raymond Gama Docteur en histoire, responsable communication du LKP —
Les 25 et 26 mai 1967, dans les rues de Pointe-à-Pitre, à l’occasion d’une grève des ouvriers du bâtiment, qui réclamaient 2,5 % d’augmentation de salaire, les quartiers de la ville sont jetés dans l’effroi, les larmes et le sang.
Le 23 mars 1967, des ouvriers des chantiers Ghisoni-Zanella, dans les faubourgs de Pointe-à-Pitre, cessent le travail, c’est la grève : ils réclament un meilleur salaire, le paiement des heures supplémentaires, de meilleures conditions de travail… À la suite de ce mouvement, les syndicats (CGTG, Fraternité ouvrière, CFDT…) prennent le relais par l’intermédiaire de la commission paritaire qui se réunit en avril afin d’examiner les revendications des ouvriers. Plusieurs réunions ont lieu. Un rendez-vous est pris pour le 26 mai.
Le mercredi 24 mai, des dizaines d’ouvriers défilent dans les rues de la ville en criant des slogans relatifs à la satisfaction de leurs revendications et soutiennent activement la délégation syndicale qui doit rencontrer la direction du patronat, le vendredi 26, à la chambre de commerce. Cette mobilisation de masse se poursuit sous la forme de débrayages de chantiers tout autour de la ville, le 25 et surtout le 26 au matin. À la zone de Jarry (première tranche des chantiers EDF…), dans la matinée du 26 mai, où ils interviennent, ils sont l’objet d’une répression violente des CRS. S’il y a de nombreux blessés, certains d’entre eux rejoignent les manifestants assemblés devant la chambre de commerce bien avant le début des négociations, qui débutent vers 9 heures. « Ils nous ont tiré dessus ! » leur disent-ils.
Toutefois, la commission poursuit ses travaux. Vers 13 heures, un responsable syndical sort de l’immeuble et explique à la foule des ouvriers grossie de passants (étudiants, jeunes chômeurs, etc.) que le chef des patrons, M. Brizard, ne veut rien lâcher. Il a dit d’ailleurs que « lorsque les Nègres auront faim ils reprendront le travail » ! Ces mots d’une violence symbolique extrême résonnent sur les parois des maisons de la rue Léonard comme sur les hommes assemblés telle une provocation plus qu’insultante, tout simplement méprisante. À la chaleur ambiante de cette fin de matinée, s’ajoute alors l’énervement des plus jeunes parmi les nombreux manifestants, qui veulent voir « qui est ce M. Brizard ».
Vers 14 h 30, un peloton de CRS s’approche de la chambre de commerce, alors qu’un autre est resté posté sur la place de la Victoire, en protection de la sous-préfecture. Le chef fait le va-et-vient entre les deux groupes. C’est à ce moment que débutent les heurts entre CRS et manifestants. Après environ une heure de combat, le préfet installé non loin, à la sous-préfecture, donne l’ordre de « faire usage de toutes les armes » ! Les blessés de part et d’autre sont déjà nombreux, car aux gaz lacrymogènes et aux coups de crosse des premières réactions de CRS, ont succédé déjà des tirs à balle réelle avant même que le préfet en ait donné l’ordre. A posteriori, donc, le préfet couvre l’action de terrain des forces qui œuvrent depuis une bonne heure dans l’espace compris entre la rue Léonard, la darse, la place de la Victoire et la rue Bébian… En face, les manifestants opposent des conques de lambis (coquillages très acérés), des bouteilles et de rares pierres. Vers 15 h 30, une nouvelle détonation sourde fend l’air et une balle atteint mortellement Jacques Nestor, un jeune de 24 ans, militant du Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (Gong), bien connu dans les quartiers populaires de la ville. C’est le premier mort de cette journée de grève. La nouvelle de ce décès provoque l’émotion chez les manifestants, mais aussi chez les jeunes, et une explosion de colère s’ensuit, enflammant d’autres quartiers. Cela s’explique d’autant plus que, sur la place de la Victoire elle-même et aux abords immédiats, entre 16 h 30 et 17 h 30, deux autres jeunes vies vont être fauchées : d’abord, celle de Georges Zadigue-Gougougnan, à peine âgé de 16 ans, le crâne ouvert ; ensuite, celle de Harry Pincemaille, âgé d’environ 19 ans, que des passants ramassent encore en vie avant qu’il n’expire à l’hôpital.
Entre crise sociale et fraudes électorales
À partir de 18 heures, les affrontements se répandent, par les artères principales de la ville, dans les faubourgs, particulièrement ceux de Légitimus et Vieux-Bourg-Abymes… cour Montbruno, où sont tués d’abord Taret, puis son ami Landre. Lors de la veillée, mitraillée, ceux des Guadeloupéens qui ne meurent pas sur place sont emmenés par camion à la cour de la sous-préfecture ou dans les locaux de la gendarmerie, ou encore parqués sur un terrain vague, au nord-est de la ville. Ce sont de véritables centres de torture, selon les Guadeloupéens qui en sont sortis et qui ont accepté de témoigner… Il n’y a pas qu’une seule raison à cette tuerie de masse. Une crise sociale a éclaté au lendemain du cyclone Inès, qui a ravagé l’archipel. Sur le plan politique, les élections législatives des 5 et 12 mars 1967 ont donné des résultats plus que discutables. Dans la troisième circonscription, la fraude manifeste orchestrée par les autorités préfectorales a eu raison de la volonté des petites gens de faire élire la communiste Gerty Archimède. De tout cela, les autorités préfectorales mettront, elles, l’accent sur la responsabilité du Gong par l’affirmation de son mot d’ordre d’« indépendance nationale de la Guadeloupe ». Un agent de la DST a démenti depuis cette responsabilité du Gong.