Ma rencontre avec le diable

— Par Gary Klang —
Mon histoire se déroule sous Duvalier et met en scène un monstre nommé Franck Romain. J’aimerais qu’elle serve aux générations futures, en leur montrant la cruauté des macoutes, et qu’elle soit donc un devoir de mémoire, d’autant qu’il existe encore des gens pour prétendre que tout allait mieux sous Duvalier que sous Aristide, car la paix régnait, oubliant que la pseudo-paix n’était que celle des cimetières (les morts ne parlent pas) et qu’Aristide avait contre lui la meute des bien-pensants.
C’est ainsi qu’un après-midi ma grand-mère me demanda d’aller lui acheter quelque chose. Arrivé près du Champ-de-Mars au volant de sa Volkswagen, je fus arrêté par un freluquet de gendarme dont je saurai plus tard le nom : Zo requin (os de requin). L’énergumène m’intima l’ordre de lui montrer mon permis de conduire qui malheureusement était périmé d’un jour. Mais au lieu de me donner une simple contravention, ce Zo requin rentra dans la voiture et me dirigea vers le bureau de police, d’où l’on sortait le plus souvent les deux pieds devant. Par chance pour moi, mon ami Wilhelm Elie fut témoin de la scène et alla aussitôt prévenir mes parents.
Arrivé sur les lieux, je fus conduit devant un officier qui m’ordonna d’enlever ma ceinture. Mon pantalon ne tenant pas, je dus mettre mes mains dans mes poches pour le retenir. Le sbire me donna alors un coup de poing dans le dos tandis qu’un autre s’approcha de moi l’air menaçant. Je crus voir le diable en personne car il avait les yeux rouges de sang et de haine. Il plaça ses deux poings sous mon menton et je pensais qu’il allait me briser toutes les dents, mais il se contenta de m’insulter. Je le fixais droit dans les yeux et ne ressentais aucune peur, ce qui, je crois, me sauva la vie. Je n’avais qu’un désir : lui faire sauter la cervelle.
La scène dura quelques instants et lorsque le sadique eut assouvi sa haine, il donna l’ordre à un gendarme de m’enfermer. Je me trouvai assis par terre, entouré de prisonniers en loques qui me racontaient chacun son histoire. C’était des criminels, des voleurs et des violeurs, mais je me sentais étrangement très à l’aise parmi eux. Ils m’expliquèrent pourquoi ils étaient là et me demandèrent quel crime j’avais commis. Je ne pouvais décemment pas leur dire que mon délit consistait en un permis périmé d’un jour, ce qui m’aurait complètement ridiculisé à leurs yeux. Il me vint alors une idée qui peut paraître stupide mais qui fit son effet. Je leur dis que mon crime était trop grave pour que je le raconte et on en resta là. Ces pauvres gens furent d’une gentillesse extrême et m’offrirent même une canette de V8.
Précisons que la grande cellule comprenait une petite où était enfermé un dément qui hurlait sans arrêt et tentait d’arracher ses barreaux pour visiblement venir me faire la peau. Les barreaux, Dieu merci, résistèrent.
Vers les minuit, un officier vint m’annoncer que j’étais libre. Je saluai mes camarades et sortit sans oublier de reprendre ma ceinture. En arrivant à l’escalier de sortie, un officier me dit qu’il m’avait assez vu, sous-entendant par là que j’avais été arrêté trop souvent, ce qui bien sûr était totalement faux. Je lui répondis en riant qu’il se trompait et qu’il n’avait qu’à consulter ses archives, s’il en avait.
Mais mon histoire ne s’arrête pas là. J’eus droit ensuite à un procès auquel je ne comprenais rien, comme chez Kafka. On me convoqua devant une cour pour me juger sans m’en donner la raison.
Le jour venu, je me présentai devant mes juges : deux militaires et un civil. Première question : Racontez-nous ce qui vous est arrivé. Je relatai toute l’histoire sans oublier le coup de poing dans le dos. On me demanda alors si j’étais tombé. Je ne comprenais pas le sens de la question et répondis innocemment : Non, je ne suis pas tombé. Mes juges me dirent alors que si je n’étais pas tombé, c’est qu’on ne m’avait pas frappé, car à la police quand on frappe quelqu’un il tombe. Sans perdre mon sang-froid, je leur répondis ironiquement que la langue française comprenant beaucoup de synonymes je pouvais, s’ils le désiraient, choisir un autre mot. Ils acceptèrent. Je leur dis alors que puisque l’officier en question m’avait touché sans me frapper, disons qu’il m’avait caressé. J’aurais pu perdre la vie pour ce simple mot, mais le fou rire du civil me sauva et mon procès se termina en queue de poisson, ou plutôt en queue de requin. L’homme qui m’avait rendu service involontairement s’appelait Gérard Louis (je l’appris par la suite). Il devint un ami et chaque fois qu’on se voyait il riait encore de la scène et me disait que j’aurais pu ce jour-là perdre la vie.
La suite de mon récit comprend encore Franck Romain, mais sous un autre jour. Un midi, mon ami Pierre-Marie Lanoux m’invite à aller déjeuner dans un restaurant qui se trouvait en face de la mairie de Port-au-Prince. Nous étions à peine installés que la porte s’ouvrit et qui vois-je entrer ? Franck Romain, Elois Maître, Labbé et d’autres tontons macoutes. Ils prirent place tout près de nous et Franck, qui connaissait Lanoux, nous invita à se joindre à eux. Me voilà donc assis entre Romain et Labbé, avec Pierre-Marie en face. Romain me reconnut sûrement mais ne le montra pas. Quant à Elois Maître, il s’assit au bout de la table, tout de blanc vêtu. Nous discutions à bâtons rompus lorsque la porte s’ouvrit à nouveau et qu’un homme apparut que je ne connaissais pas et qui vint s’appuyer au dossier de ma chaise. Il se mit à parler fort mais personne ne faisait attention à ce qu’il disait lorsque soudain Romain se rendant compte que l’homme en question disait pis que pendre de Duvalier, dégaina son revolver et dit tout haut qu’il allait le tuer, car qui insulte Doc mérite la mort. Comme j’étais assis à la table, je pouvais donc intervenir. Je me levai et suppliai Romain de ne pas tuer l’homme car je n’avais pas envie de voir un crâne exploser devant moi. Puis je lui proposai une autre solution : le faire sortir de gré ou de force. Il hésita un peu puis rengaina son arme. Pierre-Marie et moi essayâmes de faire partir l’individu mais celui-ci ne voulait rien entendre et continuait d’insulter Duvalier. Nous fûmes alors obligés de le bourrer de coups pour l’éloigner. Mais à chaque fois que nous le poussions dehors, il revenait et continuait de plus belle. Pour finir, nous le mîmes quasiment K.O. et l’allongèrent sur le trottoir. Telle est mon histoire avec le diable, le macoute Franck Romain.