– Janine Bailly –
On se réjouissait, en ce joli mois de mai, d’assister une fois encore aux spectacles de la Biennale de Danse, soumis à notre curiosité par Tropiques Atrium, et pourtant nous reste un goût de trop peu, en quelque sorte une petite déception chevillée au coeur et au corps. Certes, il y eut, magique, la soirée Edwin Ailey II, la grâce alliée à la force de ces jeunes danseurs, athlétiques, aériens et techniquement parfaits ; le plaisir de revoir Mon corps est le corps de tout le monde, de la Compagnie Art & Fact et la possibilité de sourire à cette critique énergique, entre humour et gravité, de la société à laquelle nous sommes astreints. Il y eut aussi la fontaine d’eau, de corps entremêlés, de larmes et de drôles de rires hurlés en pleurs de Lagrimante, nouvelle création de Christiane Emmanuel. Il y eut enfin la vie africaine bouillonnante de Rue Princesse, déclinée en une pittoresque galerie de personnages dansés avec maestria par une troupe parfaitement au point. Mais il faut cependant avouer que certaines prestations, caractérisées davantage par leur indigence que par leur créativité, et qui ne semblaient guère à la hauteur de leurs ambitions, me firent un brin somnoler puis regretter d’avoir grevé mon budget, et ce de façon non négligeable puisqu’aucune possibilité d’abonnement spécifique à cette manifestation ne nous était proposée.
Par bonheur la Biennale, ce fut aussi, et grâce en soit rendue aux organisateurs, une palette de divertissements proposée en toute gratuité à un public qui, n’ayant pas la possibilité de s’offrir les spectacles « in », a pu bénéficier, sans bourse délier, des spectacles « off » : en ouverture, dans l’escalier, le hall du bâtiment et la rue, et bien qu’assez controversée (lire à ce sujet les critiques écrites par les internautes sur le site d’ATV !), la performance afro-punk d’Annabel Guéredrat et Henri Tauliaut ; sur le parvis, des danses d’origines diverses ; à la Case à Vent, la projection de documentaires produits par le Centre National de la Danse, instructive rétrospective qui couvrait le siècle passé tout en montrant l’évolution de la discipline, des danseurs de claquettes américains jusqu’aux prestations les plus contemporaines de hip-hop, en passant par les créations, subversives en leur temps, d’une Maguy Marin, de la compagnie d’origine africaine Salia nï Seydou, ou encore d’un très actuel et déroutant Prejlocaj.
Cette édition de la Biennale étant dédiée à Ronnie Aul, chorégraphe américain de renom, arrivé en Martinique en 1967 à la demande de l’Office de Tourisme de l’époque, et qui déclarait en 1985 dans l’émission Migann Art :« La Martinique n’est plus un pays qui danse », Marie-Hélène Nattes nous a présenté avec bonheur l’ouvrage qu’elle lui a consacré. Ce « cousin d’Amérique », talentueux, rigoureux autant que généreux, a formé et marqué de façon indélébile plusieurs générations de danseurs martiniquais, comme nous l’avons bien entendu dans les témoignages émus et reconnaissants de quelques-unes de ses anciennes élèves présentes ce soir-là dans la salle Frantz Fanon. Je crois important de relater ici l’intervention judicieuse venue du public pour nous rappeler que Ronnie Aul, disparu en 2015 à l’âge de quatre-vingt-dix ans, a connu dans sa maison des hauts de Fort-de-France une fin de vie difficile dans un dénuement certain, et qu’il serait bon de se montrer solidaire des artistes du temps de leur vivant. Nul n’est donc prophète en son temps, que l’on honorera après sa mort ?
N’oublions pas enfin de célébrer ce bel après-midi de dimanche, vécu sous un soleil complice qui lui aussi avait répondu présent, et sous l’égide de ces trois graffeurs qui sous nos yeux réalisèrent leurs fresques colorées. Le Parc des Floralies de la Pagerie aux Trois-îlets vit affluer familles au grand complet autant qu’aficionados de hip-hop et break dance. Je ne suis hélas pas en possession des codes propres à décrypter ce type de prestations, aussi n’ai-je pu qu’être fascinée par la souplesse et la virtuosité des participants au battle adulte, le battle consistant en un affrontement pacifique entre deux danseurs qui sur scène se défient et se passent le relais. Mais c’est plus encore le battle réservé aux jeunes, et très jeunes talents, qui m’a vivement impressionnée : filles et garçons ont fait preuve d’une fougue, d’un enthousiasme et d’un professionnalisme naissant fort prometteurs. Que la jeunesse nous remplit d’espoir en l’avenir lorsqu’elle se montre ainsi capable d’efforts soutenus pour aller au bout d’une saine passion ! Et qu’il fut agréable, assise dans l’herbe sèche, de découvrir les crêpes-pays-morue-giraumon, en attente des deux derniers spectacles proposés à la nuit subrepticement venue éteindre le soleil. En rouge et noir, Venus Mars & Earth in the Middle, de la compagnie Free Fal’l Dance, a décliné avec élégance, sérieux et légèreté, toutes les facettes des relations et passions amoureuses ou amicales qui lient puis délient hommes et femmes. David Milôme, coordonnateur des deux battles, eut l’honneur de clore la soirée avec sa création Abstraction, déjà présentée en 2015 à l’Atrium. L’on y voit, suspendus à des fils dans le ciel de la scène, des cahiers ou livres, dont se saisiront les danseurs, et qui deviendront centre autour duquel décliner les figures. Matérialisation intelligente de cette idée que « le savoir est une arme », et que par la culture la liberté se peut atteindre, si toutefois l’on fait abstraction de tout ce qui, dans une société de consommation effrénée, tente de l’entraver.
Preuve nous est donnée, par cette version de la Biennale, que les arts dits de la rue ont rejoint les arts dits nobles, et que par les arts toujours grandira notre humanité !
PS : en ce qui concerne les spectacles principaux, lire sur le site les articles de Roland Sabra
Janine Bailly, Fort-de-France, le 20 mai 2015
Photos Paul Chéneau