Luz adapte « Ô vous frères humains », d’Albert Cohen, qui traite de l’antisémitisme, presque un an après Catharsis, album dans lequel l’ancien dessinateur de presse racontait la tuerie de Charlie Hebdo. Dans les deux cas, c’est toujours la haine qui est à l’origine de tout.
Après 25 ans de carrière le dessinateur Luz ne travaille plus aujourd’hui pour la presse, hormis pour Groland. Le 7 janvier 2015, il arrive en retard à la conférence de rédaction de Charlie Hebdo. Il rapportait son témoignage dans un album exutoire, Catharsis (mai 2015), où il exorcisait son traumatisme en s’ouvrant par le dessin à l’expression de ses émotions intérieures. Il adapte aujourd’hui Ô vous frères humains, d’Albert Cohen, un livre à part dans l’œuvre du romancier. En noir et blanc, cette partition graphique, presque muette, explore à la limite du fantastique cette première confrontation d’un enfant avec l’antisémitisme dans une rue de Marseille, le jour de ses dix ans.
Dans Catharsis, en vous mettant en scène, vous parliez de votre désir d’adapter Shining, de Stephen King. Pourquoi finalement avoir choisi ce livre d’Albert Cohen ?
LUZ Au sortir de Catharsis, je n’avais plus la force de me représenter. Comme si le personnage que j’avais dessiné n’était plus vraiment moi, avec cette sensation d’être dépassé par les événements, mais également dépassé par moi-même. Pour cet album, j’ai composé avec la peur, la mélancolie, la folie, des sentiments auxquels je n’étais pas habitué, et avec lesquels je dois vivre, comme « Ginette », ma boule au ventre. Je ne suis plus le même dessinateur car j’ai failli ne plus dessiner du tout. Si on veut, je suis né à nouveau, mais cette fois, en ayant conscience de cette renaissance et en assistant à cet accouchement douloureux. J’ai aussi besoin de prendre de la distance vis-à-vis de moi-même, de me cacher, de m’enfouir et de me glisser dans les pas d’un autre, sans renoncer pour autant à creuser mes propres questionnements.
Shining m’a montré les potentiels narratifs de l’angoisse en matière d’imaginaire et de fantastique, dans la traduction des voies intérieures. La terreur que je lisais n’était pas forcément celle que je vivais. D’un drame qu’on ne comprend pas ou de l’absurde d’une situation, jaillissent l’imaginaire de la peur et le fantastique, c’est ce qui permet de traduire et de raconter l’irracontable. J’ai envoyé un projet dessiné en dix-sept pages à Stephen King pour l’adaptation, je n’ai pas eu de réponse pour l’instant, mais j’ai fouillé cette idée de dire l’indicible en cherchant les adaptations impossibles. Dans la conversation, on avait évoqué Belle du seigneur. Je ne voulais pas travailler sur ce roman, mais j’avais été marqué par Ô vous frères humains d’Albert Cohen, que j’avais lu vers 16 ans au lycée. C’était l’époque de l’entrée du FN à l’Assemblée nationale et j’étais déjà très engagé. J’avais le souvenir d’un manifeste humaniste, d’un texte qui résonnait dans mon actualité. Mais en le relisant au miroir de ce que j’ai vécu, j’ai trouvé un écho de ma propre expérience, et j’ai découvert une dimension purement fantastique, c’est ce qui m’a donné envie de le retranscrire graphiquement.
On peut lire, en quatrième de couverture sur l’édition du texte original, le résumé du livre par Albert Cohen lui-même : « Un enfant juif rencontre la haine le jour de ses 10 ans. J’ai été cet enfant. »
LUZ Je trouve merveilleux de pouvoir résumer un bouquin en deux phrases aussi limpides. Deux phrases suffisent à contenir les quelque 200 pages où l’auteur démontre comment une insulte dans la rue est devenue une tragédie dans la tête de l’enfant qu’il était, un drame vécu de l’intérieur qui change complètement sa vie tout en le propulsant dans le monde des adultes et de la cruauté.
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Alors âgé de 77 ans, Albert Cohen publie un livre qui révèle l’événement marquant qui a dévasté son enfance et marqué sa vie : sa découverte de l’antisémitisme. Le jour de ces dix ans (en 1905), le jeune Albert arpente les rues marseillaises à la recherche d’un petit cadeau pour sa mère. Il est fasciné par le bagout d’un camelot qui s’adressera pourtant à lui en le traitant de « sale youpin ! ». Les insultes antisémites résonneront pour toujours à ses oreilles. Dans ce livre intense, triste mais sans virer jamais au pessimisme, Albert Cohen déploie la beauté de son écriture lyrique pour montrer la violence de sa blessure enfantine. Un beau livre, malheureusement intemporel, qui fait réfléchir sur l’absurdité de toutes les formes de racisme et de discrimination. Plus de cent après les faits, Luz s’empare de ce récit autobiographique pour en donner une version illustrée poignante et inédite. Sans jamais trahir l’oeuvre de l’écrivain, il raconte l’intégralité de l’histoire mais ne garde du livre que le monologue destructeur du camelot et la puissance du texte des trois derniers chapitres, qui évoque les camps de la mort