— Par Jean-Marie Nol, économiste —
Les évènements actuels en Martinique , depuis plus d’une semaine, ne sont que le résultat de décennies de déni de la question de la vie chère qui, loin de guérir le problème, n’a fait que le rendre plus explosif. Les spécialistes antillais d’histoire politique ont peu écrit sur les émotions, concentrant leur intérêt sur des sujets plus durs, plus rigoureux tels que l’esclavage et la colonisation . Pourtant les émotions sont la clef de la vie politique actuelle de la Martinique et de la Guadeloupe, et elles y ont eu une grande importance dans la façon de façonner la neuropsycho-généalogie des Antillais ,car les émotions servent alors de révélateur des discriminations et de levier vers la critique sociale et politique de la gouvernance dans les anciennes colonies. Alors quelles sont les véritables intentions des activistes au delà du caractère émotionnel en quittant la table des négociations, sachant que la résolution finale de cette problématique de vie chère ne leur appartient nullement, mais relève en grande partie de l’État français et aussi revient à la CTM qui annonce le projet sous certaines conditions de supprimer l’Octroi de Mer sur 54 familles de produits ?
Aujourd’hui 12 septembre, une nouvelle table ronde était organisée pour poursuivre le dialogue avec l’association ; Toutefois, le débat se tenait encore à huis clot : le RPPRAC a réitéré leur départ, pour les mêmes raisons que la semaine passée.Le président du RPPRAC Rodrigue Petitot a alors vivement critiqué le préfet , affirmant qu’il était déconnecté des attentes du peuple. Il a même qualifié le refus du préfet d’insulte envers le peuple martiniquais.
Après leur départ de la préfecture, les trois représentants ont réaffirmé leur détermination à intensifier le mouvement. Rodrigue Petitot a déclaré : « Nous sommes prêts à aller là où personne n’a osé aller ». Il a également remis en question la légitimité du préfet à participer aux négociations, arguant qu’il n’était pas un Martiniquais et que les affaires familiales avec les représentants békés de la grande distribution même si on ne les aiment pas, devaient rester en interne.
À l’extérieur, de nombreux militants ont accueilli leurs représentants avec des tambours et des conques de lambi.
Le « syndrome néo-calédonien de la terre brûlée » pourrait-il gagner la Martinique ?
Une question troublante alors que l’île est secouée par une crise économique et sociale sans précédent, alimentée par une grogne populaire face à la vie chère. Mais au-delà de ces revendications économiques, un malaise plus profond se dessine. Les manifestations actuelles ne sont pas simplement une protestation contre le coût de la vie, elles révèlent une dynamique historique et identitaire enracinée dans le passé colonial. Comme en Nouvelle-Calédonie, la Martinique est confrontée à une crise qui dépasse les simples enjeux économiques pour toucher à la relation complexe entre ces territoires et l’État français. La colère qui s’exprime dans les rues martiniquaises, notamment à travers les blocages d’hypermarchés et les demandes d’alignement des prix sur ceux de la métropole, trouve ses racines dans une histoire douloureuse. Elle renvoie aux inégalités économiques entre la majorité de la population et une élite économique minoritaire, en particulier les békés, descendants des colons qui contrôlent une part très importante de l’économie.
Le mouvement contre la cherté de la vie en Martinique s’inscrit dans un contexte où la population perçoit une inégalité persistante dans la répartition des richesses, exacerbée par la domination économique des grands groupes békés . Les grandes enseignes de distribution, souvent associées à cette communauté, sont perçues comme responsables de marges abusives conduisant à des prix élevés sur des produits de première nécessité. C’est ce mécontentement qui alimente en partie les actions contre les békés. En effet, les békés, incarnent pour certains Martiniquais un symbole des injustices historiques. La persistance de leur contrôle sur de nombreuses entreprises économiques est ressentie comme une continuité des privilèges liés à l’esclavage. Les reproches liés à l’esclavage par l’action passé de leurs ancêtres continuent de peser sur leur image, malgré les évolutions sociales et économiques. Par ailleurs, l’usage prolongé du chlordécone, un pesticide toxique, dans les bananeraies de Martinique et de Guadeloupe, a particulièrement marqué les esprits. Ce produit chimique, utilisé majoritairement par des propriétaires fonciers békés, a empoisonné les terres et les populations, ce qui renforce la perception d’une élite économique privilégiant ses profits au détriment de la santé publique. A cet égard le préfet de la Martinique veut l’apaisement et souligne que la lutte contre ce scandale est légitime mais doit rester dans un cadre légal et non se transformer en ciblage d’un groupe particulier .
Cela dit, il faut reconnaître que le mécontentement met en lumière un ressentiment persistant envers les structures étatiques et économiques perçues comme perpétuant un néo-colonialisme. Comme en Nouvelle-Calédonie, où les indépendantistes kanaks ont attaqué frontalement l’économie locale en détruisant plus de 800 entreprises et provoquant des dégâts financiers considérable de l’ordre de 2,3 milliards d’euros , la Martinique pourrait être en proie à un scénario similaire, si les tensions continuent de croître sans trouver de solution économique et politique.
En Nouvelle-Calédonie, les actes violents des indépendantistes kanaks s’inscrivaient dans un contexte de lutte pour l’indépendance, marqué par des décennies de marginalisation économique et politique. Le peuple kanak, dépossédé de ses terres et relégué à une position sociale inférieure depuis l’époque coloniale, a vu ses aspirations à l’autodétermination se heurter à un processus de décolonisation jugé trop lent et inefficace. Les trois référendums organisés entre 2018 et 2021 pour décider de l’avenir de l’île n’ont pas permis de sortir de cette impasse, exacerbant la frustration des Kanaks. Le dernier référendum, en particulier, a laissé un goût amer, marqué par le boycott des indépendantistes qui ont dénoncé un scrutin tenu dans des conditions qu’ils jugeaient inappropriées en raison de la pandémie de COVID-19. Le résultat a été perçu comme une trahison, renforçant la colère contre l’État français et incitant certains groupes à radicaliser leur lutte en s’en prenant directement à l’économie locale.Les attaques contre l’économie, notamment par l’incendie d’entreprises, visaient à exercer une pression sur les autorités et les élites économiques locales Caldoches , souvent composées de descendants de colons et bagnards .
En détruisant ces entreprises et infrastructures, les indépendantistes ont voulu paralyser le fonctionnement de l’île pour forcer des négociations plus favorables à leurs revendications. Ce recours à la violence, bien que critiqué, est le reflet d’un désespoir face à un processus d’autodétermination qui semble sans issue. Cette situation pourrait-elle se reproduire en Martinique, où la population subit également une marginalisation économique et un sentiment d’injustice face aux structures de l’économie de comptoir héritées du passé colonial en dépit de l’émergence d’une importante classe moyenne depuis la departementalisation ?
En Martinique, les mouvements autonomistes et indépendantistes, bien que moins radicaux que leurs homologues kanaks, expriment des critiques similaires contre l’État français. Cependant, ils se heurtent à une contradiction fondamentale. D’un côté, ils prônent la rupture avec la métropole ; de l’autre, ils demandent une intervention accrue de l’État à l’instar du président du conseil exécutif de la CTM pour améliorer les conditions de vie de la population. Ce paradoxe révèle une dissonance entre les discours politiques et les réalités économiques locales. Les demandes d’ajustement des prix, de réduction des coûts de fret ou de contrôle sur les monopoles économiques se heurtent à la dépendance structurelle de l’île vis-à-vis des financements et des infrastructures françaises. Cette contradiction est particulièrement visible dans l’émergence de nouveaux acteurs politiques en Martinique, a priori plus pragmatiques que leurs prédécesseurs. Contrairement aux leaders nationalistes traditionnels qui ont longtemps centré leur discours sur l’idéal de la rupture avec la France, ces militants populistes se concentrent davantage sur des solutions concrètes aux problèmes quotidiens, comme la vie chère ou l’emploi. Ce changement témoigne d’une volonté de répondre aux attentes immédiates de la population, mais n’efface pas pour autant les fractures internes des mouvements autonomistes et indépendantistes. Ces divisions, exacerbées par des rivalités idéologiques et personnelles, freinent l’émergence d’un projet unifié d’autodétermination.Dans ce contexte, la question de l’avenir de la Martinique devient de plus en plus complexe.L’économie doit prendre désormais le pas sur l’idéologie politique dans les débats et les conflits pour plusieurs raisons structurelles et pragmatiques. Dans le monde contemporain, l’économie devient souvent « la mère des batailles » . L’économie est directement liée à la satisfaction des besoins de base comme la nourriture, le logement, et l’emploi. Lorsque les conditions économiques sont précaires, la population tend à prioriser les solutions qui améliorent leur quotidien, indépendamment des idéologies politiques.
Le monde actuel, marqué par la révolution numérique et les avancées technologiques telles que l’intelligence artificielle et la 5G, impose qu’on le veuille ou non de nouvelles réalités économiques. Les infrastructures et les compétences nécessaires pour soutenir une éventuelle indépendance ne sont pas encore présentes localement. De plus, la France, confrontée à des contraintes budgétaires croissantes, pourrait réduire ses transferts financiers vers ses territoires d’outre-mer, aggravant la dépendance économique de la Martinique.Les récents événements en Martinique révèlent également un paradoxe similaire à celui observé en Nouvelle-Calédonie. Tandis que certains élus martiniquais prônent l’indépendance, les revendications populaires semblent plutôt aller dans le sens d’une égalité accrue avec la « métropole », demandant plus de justice sociale et une meilleure intégration dans le système français. Cette ambiguïté reflète une impasse politique, où les idéaux de rupture se heurtent à une demande pour plus d’égalité dans le cadre assimilationniste républicain français.
Face à cette situation, une refonte des mouvements autonomistes et indépendantistes semble inévitable. Ils doivent s’adapter aux nouvelles réalités économiques et politiques du XXIe siècle, ou risquent de disparaître sous le poids de leur incapacité à répondre aux attentes de la population. Si cette réinvention ne se produit pas, le « syndrome néo-calédonien » pourrait bien gagner la Martinique. Le risque est celui d’une radicalisation des contestations, d’un approfondissement des fractures sociales et politiques, d’une paupérisation de la population, et potentiellement d’une escalade vers des actions violentes similaires à celles observées en Nouvelle-Calédonie.Ainsi, la crise actuelle en Martinique ne doit pas être réduite à une simple lutte contre la vie chère. Elle pose des questions fondamentales sur l’avenir des relations entre les Antilles et la France, sur le rôle des mouvements autonomistes et indépendantistes dans un monde globalisé, et sur la capacité de ces territoires à inventer des modèles politiques et économiques en phase avec les réalités contemporaines. Aujourd’hui,, l’économie devient souvent la « mère des batailles » parce qu’elle affecte directement la vie quotidienne des citoyens, la stabilité des États, et la compétitivité internationale des pays. Les idéologies politiques, bien qu’importantes, sont souvent reléguées au second plan face aux pressions économiques réelles et immédiates.
Les prochaines années seront déterminantes pour savoir si la Martinique saura éviter le scénario de chaos que la Nouvelle-Calédonie a traversé, ou si elle sombrera dans une confrontation similaire, marquée par la colère, la désillusion et la violence.Faute de quoi, les notions d’autonomie et d’indépendance risquent de devenir de plus en plus illusoires, laissant la voie libre à des solutions populistes apparemment plus pragmatiques, mais potentiellement encore plus dépendantes de l’État français.Dans ce contexte, le proverbe créole « Lavi sé an fanm fol », qui signifie littéralement « La vie est une femme folle », prend tout son sens. Il rappelle que l’existence est pleine de surprises imprévisibles, et que face à ces incertitudes, il est essentiel de s’adapter aux réalités changeantes plutôt que de s’accrocher à des idéaux et idéologies dépassés , sinon quoiqu’on en pense , c’est bien le syndrome néo Calédonien de la terre brûlée qui guette nos pays des Antilles .
Jean-Marie Nol économiste