— Par René Ladouceur —
En 1967, Jean-Jacques Servan Schreiber, dans son célébrissime livre Le Défi Américain, pronostiquait avec 13 ans d’avance l’irruption du micro-ordinateur et démontrait que « l’arme absolue » mise en œuvre par les Américains pour dominer le monde était l’investissement dans les universités. « L’Amérique tire en ce moment un profit massif du plus rentable des investissements : la formation des hommes« , écrivait ce visionnaire, qui dirigeait alors l’hebdomadaire l’Express. A l’époque, voici 48 ans, les Etats-Unis comptaient déjà 45% d’une génération diplômée de l’enseignement supérieur. Aujourd’hui, la France commence à peine à atteindre ce chiffre.
Pour ce qui est de la Guyane, son université a été créée le 1er janvier dernier. Curieusement, l’atmosphère d’allégresse qui a accueilli l’annonce de cette création s’est peu à peu transformée en climat on ne peut plus serein. L’Université de Guyane n’a toujours pas été inaugurée mais elle se structure. Calmement, tranquillement, sereinement, presque discrètement. Silence, on travaille. Les recrutements du personnel administratif comme ceux du personnel enseignant vont bon train, comme si l’université avait spontanément intégré sa feuille de route, à savoir une université éperdument guyanaise, à la fois française et sud-américaine, arc-boutée sur les problématiques géostratégiques, culturelles, sociales, économiques, historiques ; une université résolument tournée vers le plateau des Guyanes, les réseaux internationaux et vers la construction d’avenir pour les jeunes lycéens, pour les étudiants, pour notre compétitivité, notre réussite socio-économique. Une université, en somme, entièrement au service d’un réel projet de développement pour un pays en construction.
Le moment est particulièrement propice. Il n’y a pas aujourd’hui dans le monde, nulle part sur toute la planète, un espace où s’affrontent avec autant de constance et somme toute autant de modération qu’en Guyane les résistances de la tradition et les agressions de la modernité.
C’est bien ici, de Saint-Laurent à Saül en passant par Camopi et Régina que tout s’expérimente à grande échelle : les enjeux géopolitiques de l’articulation Nord/Sud, les contradictions de la mondialisation, l’expansion démographique, l’immigration effrénée, le pari de la diversité culturelle, le défi de la multiethnicité et la vitesse d’une mutation qui fait déjà trembler les socles et les soubassements sur lesquels nous avions assis nos conforts intellectuels. Si on ajoute que la connaissance est le nouveau pétrole et que la biodiversité, dont regorge la Guyane, une source immense de connaissance, on prend la pleine mesure de l’importance de l’Université de Guyane dans le développement du territoire.
Soyons clairs. Cette opportunité peut rapidement se transformer en cauchemar si la mutation qu’elle annonce était insuffisamment pensée et accompagnée.
En Guyane, nombre de jeunes ont encore le sentiment d’être privé d’avenir. Il faut bien se rendre compte du sens profond de cette expression : privé d’avenir. Elle signifie qu’il n’y a plus que l’instant qui compte et qu’un jeune homme ne peut le vivre qu’avec impétuosité. Ici, le mécontentement des jeunes n’est pas seulement la manifestation du besoin d’être écouté et pris en considération. Il se nourrit aussi de la conviction que rien n’est fait pour créer les conditions de leur réussite sociale. Il est vrai que la Guyane, en dépit de ses nombreux atouts, est confrontée à des défis d’une rare ampleur. Sa croissance démographique est supérieure à 3,5%. Quant à sa population, estimée actuellement à 220.000 habitants, elle devrait dépasser le cap des 500.000 en 2040, plus que la Guadeloupe ou la Martinique. En outre, plus de 50 % de ces habitants sont âgés de moins de 25 ans, ce qui fait de la Guyane la région française la plus jeune. Les données les plus récentes de l’INSEE interpellent encore davantage. Elles révèlent que si les résultats s’améliorent dans l’enseignement, moins de 10% de la population en état de prétendre aux études supérieures y ont accès sur place.
Aujourd’hui, plus que jamais, ces jeunes twittent, zappent, bougent, rêvent, espèrent et doutent. Pourtant, ils mobilisent à peine le discours public.
Sans doute, faudrait-il voir là l’autre principale mission que devrait s’assigner l’Université de Guyane, dans le but de susciter l’échange et la confrontation des idées, la mise en commun des formes d’expertise qui, dans tous les cas, se nourrissent de la recherche universitaire pour irriguer le débat public.
Dans un monde de vitesse, d’approximation, de faux semblants et de démagogie, l’université incarne peut-être le dernier bastion de cette pensée un peu élitiste certes, mais ambitieuse, féconde, originale, qui développe, loin des acteurs et des pressions économiques, un enseignement théorique où s’expriment l’analytique et le spéculatif autant que le politique.
Voilà qui devrait inciter les élus guyanais, qui en matière de compétence et d’honnêteté n’ont strictement rien à envier à leurs homologues de l’Hexagone, à affronter les vrais enjeux du moment et à ne pas esquiver le cœur de la question politique. Autrement dit, à répondre « à la crainte que tout ce que l’on peut faire, c’est des ronds dans l’eau », selon l’audacieuse formule de l’ancien député européen Vert, Alain Lipietz.
Voilà qui devrait inciter aussi les élus guyanais à dessiner un véritable projet collectif, un grand dessein qui hisse les habitants du pays au-dessus d’eux-mêmes, les partis politiques au-delà de leurs intérêts, la société guyanaise jusqu’au point de conciliation de sa tradition et de ses ambitions, de sa culture et de ses aspirations.
L’Université de Guyane a vocation à devenir le chef d’orchestre de cette nouvelle vision de la Guyane.