— Par Alain Didier-Weill —
Pour donner une idée de la complexité à laquelle est exposé l’homme, dés qu’il rencontre la dimension du particulier et de l’universel, nous pouvons partir de l’observation de l’homme qui se réjouit de la diversité que la nature lui offre en lui donnant, par exemple, à voir la blancheur de la neige, la noirceur de la nuit, le rouge et le jaune de l’arc en ciel. Lorsque ces couleurs magnifiques – le rouge, le jaune, le blanc, le noir – viennent à lui être données non pas par le spectacle de la nature mais par celui de l’humanité, pourquoi alors apparaît ce phénomène stupéfiant, le racisme, qui nous annonce qu’entre l’homme blanc, l’homme noir, l’homme rouge et l’homme jaune, le regard prétend reconnaître des différences hiérarchiques autorisant le mépris la crainte ou l’admiration ?
Premier constat : ce ne sont pas aux différences sonores – par lesquelles les différentes langues s’adressent à l’oreille – que réagit le raciste, ce sont à des différences qui s’adressent à son œil. Cette prévalence du regard sur l’entendu est, comme le remarque Levi-Strauss, implicitement reconnu dans le préambule à la seconde déclaration de l’Unesco : « Ce qui convainc l’homme de la rue que les races existent, c’est l’évidence immédiate de ses sens quand il aperçoit ensemble un africain, un européen, un asiatique et un indien américain. » Dans le même texte Levi-Strauss amorce une question très subversive ; tout en reconnaissant le pas fondamental accompli par l’humanité à travers les déclarations de l’homme, Levi-Strauss s’interroge sur le rapport existant entre la « proclamation » de l’égalité naturelle et ce qu’il en est du « réel » de la diversité culturelle qui s’impose à l’observation. En effet, quel pouvoir est doté cette « proclamation » d’un universel humain ? En tant que parole manifestant le pouvoir symbolique, elle dit que ces deux hommes sont égaux et, qu’au regard de l’universel, il n’y a pas de différence entre eux. Hors, dans la mesure où, au regard de l’observateur concret, une différence réelle est avérée, la question devient celle ci : le regard porté sur l’homme « universel » peut-il voir, en même temps, en lui, l’homme particulier ? Réponse de Levi-Strauss : « Non, tout se passe comme si, la proclamation d’universalité permettait de faire – je cite – « Comme si la diversité n’existait pas ».
La question posée par ce « comme si » est très forte : elle ne dit pas que le rapport à l’universel excluait nécessairement le rapport au particulier, mais elle dit que l’homme peut être tourné vers l’affirmation de l’universel tout en détenant la possibilité de nier la différence, de faire comme si elle n’existait pas. Ce couple, affirmation – dénégation, n’est-il pas à l’œuvre dans la façon dont les Grecs, en inventant la notion d’un logos universel, ne purent faire autrement que d’en excepter les barbares ? Et dans celle dont l’universel inventé par Saint Paul ( il n’y a ni Juif ni Grec, ni homme ni femme, ni maître ni esclave) excluait tous ceux qui ne reconnaissaient pas Dieu le fils ? Dans la façon également dont l’universel en jeu dans la Révolution française ne pût faire place aux particularismes locaux qu’étaient, par exemple, les patois et les danses folkloriques régionales ?
Faisons un pas supplémentaire en demandant à la psychanalyse de nous éclairer sur cette attitude dénégatrice envers la différence. Que nous dit-elle, à cet égard, sinon que l’expérience nommée par Freud « traumatisme » est expérience d’effroi que ressent le petit humain devant la découverte de la différence sexuelle. Pourquoi cet effroi ? Précisément parce que cette différence se donne étrangement comme impossible à penser comme telle ; c’est ainsi qu’à l’issue d’un jugement erroné, il considérera que sa mère n’était pas, à l’origine, différente du père et qu’elle est devenue femme –car elle ne l’était pas par nature – à la suite d’un acte culturel nommé par Freud « castration symbolique ».
A la question « qui suis-je ? » que se pose le petit humain traumatisé, la réponse est apportée par le désir sexuel qui, dans le cas du choix hétéro sexuel, lui dit : « Si tu désires cette femme tu es donc homme ! Si tu désires cet homme tu es donc femme ! ». Une telle configuration crée les conditions d’apparition, dans la déclaration de 1948, des droits universels et de l’homme et de la femme.
Mais il existe un tout autre universel qui ne se déduit pas de la question « qui suis-je ? » mais de la question « suis-je ? » que Jean Jacques Rousseau a été le premier à expérimenter. Il est devenu, de ce fait, pour Levi-Strauss, l’agent prophétique des sciences humaines et de l’ethnologie. Par ailleurs pourquoi la question posée par ce « suis-je ? » poussa-t-elle Rousseau à devenir le père spirituel de la révolution ? A cause de la réponse qu’il lui apportât : non pas celle des philosophes cartésiens – « je » suis est identique au « je » qui pense « je suis » – mais, celle beaucoup plus profonde d’un « je » qui est identique à « il ». A travers ce « il » vers lequel il se tournait, dans l’expérience d’un sentiment de pitié envers tout homme, voir envers tout animal, ou toute plante, Rousseau retrouvait cette nature originelle que les premiers présocratiques avaient découvert comme fondamentalement voilée derrière les apparences changeantes et que Socrate , quant à lui ,aborda d’un point de vue politique, à travers la notion d’un droit naturel fondateur d’une socialité « naturelle » de l’homme. Socialité en vertu de laquelle l’homme a, par nature, une sorte de connaissance intuitive, divinatoire de ce qu’est le juste, de telle sorte qu’il serait doué de la possibilité de passer un contrat originaire avec cette justesse se soldant par la possibilité de la vertu . Il existerait ainsi, au-delà de la justice énoncée par le droit positif, l’idée d’une justice à laquelle l’homme pourrait accéder, non par la contrainte imposée par la particularité d’une loi écrite, mais par l’aptitude étrangement humaine de pouvoir reconnaître qu’au-delà de toutes lois particulières il existe une loi universelle qui, outrepassant toutes particularités, s’avère pouvoir transmettre ce qui est éternellement commun à tout homme, avant donc qu’il ne soit historiquement déterminé que ce soit par son sexe sa patrie ou sa culture. Une telle loi, soustraite au déterminisme contraignant de la coutume, a le pouvoir de se donner de façon immédiate, spontanée en appelant à l’existence ce qui, en l’homme, est soustrait au déterminé : la liberté. Appel dont Kant reconnu le caractère enthousiasmant.
Cette loi nous pose, pour conclure, cette question : entretient-elle avec les diversités particulières un rapport de discontinuité ou de continuité ?
Le raciste nous apprend sa volonté d’une discontinuité radicale : pour lui, l’autre est défini par une visibilité absolue abolissant l’invisibilité qui demeure en l’homme en tant que mystère. A l’inverse, l’art trace le chemin qui ne cesse de nous apprendre qu’une couleur particulière peut faire vibrer toutes les vibrations lumineuses, et qu’une note de musique peut faire résonner toutes les autres notes. Que le particulier soit le chemin privilégié vers l’universel n’est pas le propre de l’art. C’est aussi le chemin de la psychanalyse . Elle nous apprend à cet égard que le rapport d’un sujet à son père réel – il est gros ou maigre, petit ou grand – peut s’opposer à la reconnaissance de la dimension de ce père qui n’est ni gros ne maigre, ni petit ni grand et qui est le père symbolique éternel. Mais cette antinomie entre père particulier et père universel peut s’inverser. Alors, c’est au sein même de la taille, du poids, de la couleur, de l’intelligence, de la bêtise… de ce dont père réel , que quelque chose d’Autre que lui passe qui le dépasse : ce que l’altérité du symbole « père » doit à l’universalité du langage.
D’une façon générale les sciences humaines, la psychanalyse, la poésie, qui s’appuient sur le fait que »Je » est « Il », nous donne à penser que la variété infinie des « Je » existant sur notre planète, laisse pressentir, deviner, l’invariance de l’existence d’une universelle nature humaine . Qu’elle ne soit pas connaissable mais cependant reconnaissable, prête bien sûr à conséquence.