— Par Jacky Dahomay —
En cette journée du 17 novembre, il me semble important de revenir sur la semaine précédente, celle de cette marche du Président Macron sur les traces de la guerre 1914-1918. Il me semble que ce long périple, s’inscrivant dans ce qu’il a défini lui-même comme une « itinérance mémorielle » mérite d’être analysée. Comment expliquer que, rompant avec les « commémorations » officielles habituelles du 11 novembre, le président Macron ait voulu effectuer une « itinérance mémorielle » se déroulant sur plusieurs jours ? Tout se passe comme si Emmanuel Macron avait commencé une sorte d’errance de son pouvoir dont les manifestations d’aujourd’hui ne sont que le prolongement. Mais il se pourrait que ce surprenant périple s’inscrive dans une sorte d’errance ultime caractérisant le fondement politique de son pouvoir néolibéral. Si tel était le cas, la crise actuelle que connait la France, pourrait être son ultime errance dont la fin nous échappe encore.
Pour commencer, demandons-nous ce qu’a voulu signifier Macron avec l’expression étrange de « itinérance mémorielle » ? Notons que ce mot vient de la téléphonie, c’est la traduction de « roaming » : possibilité d’utiliser un téléphone mobile sur un autre réseau que celui d’origine. Cela n’a donc rien de poétique mais c’est déjà un langage plus relevé que « un pognon de dingue ». Un langage de startup en quelque sorte. Il signifie aussi un déplacement. Certains ont relevé que l’association itinérance/mémorielle est un oxymore car mémoriel s’associe non pas au déplacement mais à un discours fait sur place, pour célébrer un devoir de mémoire par exemple. Rappelons que le mot vient du latin iter qui signifie « chemin ». Itinérance pourrait donc signifier « chemin erratique ». Une expression créole « traîner son corps » exprime cette errance. « Tu vas traîner ton corps dans la savane » : tu vas « driver » dans la savane sans but. Bref, l’idée qui me vient à l’esprit est que cette itinérance mémorielle de Macron dans ces régions du Nord Est de la France est celui d’un président qui va traîner son corps dans un chemin qui serpente les prairies verdoyantes de onze départements frontaliers. Fillon pourrait dire que Macron est allé « creuser son sillon » dans ces terres blessées de maintes tranchées mortifères. Qu’est-ce que tout cela peut bien signifier ? Je dois avouer, en toute sincérité, que je me sens quelque peu perdu dans cette « itinérance mémorielle » du président de la république. Mais patience, Blewu, pourrais-je chanter en ce moment
Me restent les images. La première qui m’est venue à l’esprit est celle d’un serpent car, je ne sais pourquoi, seule une bête longue à mes yeux pouvait illustrer le déplacement de cet animal politique insolite traînant son corps sur ces territoires historiques français. J’avais aussi pensé à la panthère. Mais je sentais que tout cela ne convenait pas. Ce matin, en poursuivant la rédaction de cette réflexion, j’aperçus de la fenêtre de mon bureau un iguane vert (animal qui n’existe que dans nos terres d’Amérique) immobile dans mon jardin. Je me levai et l’observai de la fenêtre. Il me fixait sans broncher. Cela dura un long moment qui me fit penser à l’éternité. Puis il se déplaça, traînant le ventre au sol, à la recherche d’on ne sait quelle proie. Et j’ai imaginé, en voyant cet animal, à très longue queue mais sans cornes, que cela pouvait correspondre à Emmanuel Macron. Pourquoi ?
De grâce, écartons toute explication de nature psychanalytique. C’est que l’iguane vert peut rester très longtemps inactif sur un arbre avant de passer à l’action. Les Aztèques adoraient l’iguane vert car il symbolisait à leurs yeux une aptitude à l’abondance, à la richesse et au succès. En outre, il symbolise le plus fort : être capable d’accepter le présent en déguisant ses intentions véritables. Quand il se sent menacé il plonge dans l’eau avec un grand « plouf ».
Emmanuel Macron en un premier temps s’enferme dans son palais, refuse de parler à la presse, ne s’exprime guère lors de l’affaire Benalla et, brusquement, devant sa perte de popularité, décide de partir à la reconquête de l’opinion. Tel est l’objectif de son « itinérance mémorielle ». Et pourquoi a-t-il choisi cette commémoration ? Parce que, comme il l’a affirmé, il veut relier le passé au présent. Vaste programme ! Il s’agit donc, lors cette longue pérégrination, d’affirmer le patriotisme contre le nationalisme de Marine Le Pen. Le vrai motif de cette forme de commémoration est donc qu’il rentre en campagne pour les élections européennes. Mélenchon ayant été affaibli croit-il pour les raisons que l’on sait, le Rassemblement National devient l’adversaire principal. Le problème est que le président laisse derrière lui une longue queue de paroles contradictoires qui l’isolent encore plus des Français et ne calment pas la grogne qui ne cesse de monter. Il veut guérir les Français de la « peste brune » à la manière des Rois thaumaturges ? Mais on lui a fait remarquer qu’il ne peut se prévaloir de la théorie des deux corps du roi. Il ne touche donc plus les gens, évite des abrazos appuyés comme il l’a fait à Saint-Martin (il n’a guéri aucun jeune d’ailleurs) et n’use que de la parole. Il se croit proche du peuple en prononçant: « L’essence, c’ est pas bibi ». Pour faire plaisir aux nationalistes, il déclare qu’on va s’occuper des étrangers. Ou encore que Pétain fut un bon soldat et qu’en ce sens il mérite un hommage. C’est une faute grave pour un président de la république. Il aurait dû se souvenir de ce que dit Sartre, citant Malraux : « La mort change la vie en destin ». Sartre veut dire que la mort résume la vie et permet de saisir l’existence individuelle comme un fait total obéissant à ce qu’il appelle, en parlant de Flaubert, un « projet fondamental ». Il est clair que le projet fondamental qu’éclaire la fin de la vie du maréchal déchu est celui du fascisme. Tout de suite après la guerre, Pétain participe aux côtés du colonel Franco à la répression au Ritz où les révoltés subirent des attaques chimiques, ce qui scandalisa une partie de l’armée. Grave erreur donc que Macron a voulu rectifier mais il est trop tard. Il laisse derrière lui une longue queue de paroles contradictoires ou insignifiantes. Lors d’une émission télévisée, une journaliste, Zoazig Quemener je crois, affirmait que ces propos contradictoires de Macron lui avait donné le tourniquet. Est-ce volontaire de la part du président ou bien a-t-il fait comme Gribouille qui pour se protéger de la pluie plonge dans l’eau ?
Alcibiade.Macron@Elysée.fr.
Ecartons la seconde hypothèse. Macron n’est pas bête même si on peut constater qu’il n’a pas tenu compte de l’impératif que lui a lancé avec force sa femme Brigitte en faisant trembler son bureau de l’Elysée : « Il faut arrêter les conneries maintenant ! » Mais son enfant-roi de mari a continué à aligner les conneries dans sa marche erratique se voulant mémorielle. La première hypothèse semble plus plausible. Macron ferait parler de lui afin qu’on oublie autre chose qu’il met en place. Cela nous fait penser à ce fameux personnage de l’antiquité grecque, très présent dans les dialogues de Platon, le dénommé Alcibiade. (Il y a longtemps que je pense que Macron est une sorte d’Alcibiade de ces temps post-modernes et je constate que je ne suis pas le seul à faire la comparaison. Voir sur ce point le livre de Roland Gori, La nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron).
Je n’ai pas le temps de décrire ce personnage haut en couleurs qui a passionné la célèbre helléniste Jacquelline de Romily. Alcibiade, élevé par Périclès, est jeune et beau, sorte de startup de l’Antiquité. Il aime fréquenter les philosophes et en particulier Socrate. Il aime tout en même temps, hommes comme femmes. Mais sa vision du discours philosophique est purement instrumentale. Roland Gori nous rappelle que pour Lacan, Alcibiade n’a pas connu l’angoisse de la castration. Il tue horriblement son chien afin qu’on parle de son chien et non de lui. Peut-on donc faire l’hypothèse que Macron ait pu se faire chien d’Alcibiade afin que toute l’opinion se concentre sur la multiplication de ses déclarations éculées de suite afin qu’on oublie l’effectuation de sa politique réelle ? Mais si le chien d’Alcibiade était réel, comment penser que le président puisse être chien de lui-même ? Aurait-il un problème d’unité transcendantale de sa subjectivité errant entre un moi-peau, un moi-bibi, un moi-chien et que sais-je encore ? Le président a-t-il vraiment voulu agir comme Alcibiade avec son chien ? Comment peut-il prétendre nous gouverner alors ?
Prenons quelques exemples. En ce mois de novembre, alors que nous sommes absorbés ou étourdis par les propos de Macron, se met en place le Projet de loi sur la justice inspiré par Bercy et fondé essentiellement sur des préoccupations numériques et calculatrices et non par une rationalité éthico-juridique. Le pouvoir des juges du siège est considérablement diminué de même que les droits fondamentaux du citoyen. Le syndicat de la magistrature de même que les avocats protestent à juste titre bien sûr mais l’ensemble des fonctionnaires de l’institution judiciaire ne descend pas dans les rues et la presse n’organise pas de grands débats à ce sujet. Ajoutons à cela que les hauts fonctionnaires, ceux de Bercy notamment, ont pour la plupart évolué d’une défense de l’intérêt public à une inscription dans la logique des intérêts privés. Ainsi voit-t-on se proliférer les pantouflages de toutes sortes, du public vers le privé mais aussi du privé vers le public. Macron a même défendu l’idée que pour les fonctionnaires qui viennent du privé on intégrera les services accomplis dans ce secteur dans le domaine public. Il y a donc comme une privatisation des postes clefs de la république. Nous apprenons que le président de la CNCCFA, commission chargée de vérifier les comptes de campagne électorale a vu sa rémunération augmentée de 53%, ce que dénonce ANTICOR, car cela n’était pas prévu dans la loi du 20 janvier portant sur le statut général des autorités administratives. N’oublions pas enfin que l’affaire Bennalla est la révélation de l’introduction dans le service public de police d’agents privés ce qui est un affaiblissement de l’institution policière. Telle est l’essence même de l’Etat macronien. Cette corruption en douce des institutions républicaines s’accomplit souterrainement mais nous sommes distraits par autre chose. C’est que Mélenchon avait voulu nous montrer, que le roi était nu, que l’institution judiciaire était dé-symbolisée. Mais il n’est pas l’enfant du conte d’Andersen. Il aurait pu dire, « la république, c’est nous, nous les élus de la nation ». En mettant en avant son moi, il a provoqué une réaction célèbre depuis La Fontaine, chez ceux qui ne veulent pas savoir. Haro sur le baudet donc !
Ensuite, après la justice, la police, la haute administration, il y a la démolition l’école républicaine. Le ministre Blanquer, le plus subtil des macroniens, a commencé à se rendre populaire auprès des enseignants en multipliant les déclarations pouvant faire plaisir aux uns comme aux autres, afin de faire passer en douce la démolition de l’école républicaine. Les exemples abondent mais retenons le plus significatif : l’introduction de la police à l’école. Ainsi a-t-on pu voir un gendarme nommé adjoint d’un chef d’établissement et plus grave, une cinquantaine de chefs d’établissement, hommes comme femmes, après une demande de l’Académie de Créteil je crois, participer en treillis et avec une joie non retenue, à des exercices militaires. C’est une honte ! Comment des enseignants peuvent-ils continuer à travailler sous la direction de telles personnes ? Comment, hier encore, le président de la république Sarkozy a pu déclarer au Latran que le prêtre est mieux placé à que l’instituteur pour enseigner la morale à l’école sans que le SNI ne déclenche une grève générale dans les écoles primaires ? C’est comme si l’esprit même de l’école républicaine, sa dimension symbolique, s’était perdu chez les enseignants. Le ministre de l’éducation le sait et il a voulu l’an dernier proposer aux enseignants l’exemple de l’enseignant idéal et il a choisi comme personne, devinez… Mme Brigitte Macron ! Je ne nie pas les qualités pédagogiques de Brigitte Macron (certains peuvent penser que son ancien élève Manu est un succès) mais pourquoi ne pas avoir choisi un enseignant(e) reconnu publiquement comme grande enseignante ? Comment comprendre que des enseignants acceptent que dans la rue, les élèves qui sont sous leur responsabilité soient contrôlés au faciès et ne s’opposent pas fermement à ces actes injustes ? Si l’on soupçonne par exemple que l’un des élèves de type noir ou arabe est en possession d’une arme à feu, il est légitime que la police s’en inquiète. Les policiers viennent trouver l’enseignant et lui donnent l’information. Le devoir de ce dernier est d’aligner les élèves et d’exiger que tous soient fouillés, quelle que soit la couleur de leur peau. Car, en la circonstance, la république c’est lui aussi. On dira que je suis donneur de leçons. Oui mais quel est le problème ? Je fus un professeur heureux et il est de mon devoir de transmettre mon expérience à de plus jeunes enseignants. Je vais vous raconter une histoire vraie.
J’étais élève dans une école primaire annexe du Lycée Carnot de Pointe-à-Pitre. Souvent le samedi après-midi, il y avait des sorties en plein air. Lors d’une de ces sorties, nous étions perdus dans les environs de la ville et l’heure approchait pour le retour à l’école. Il faut savoir que les faubourgs de Pointe-à-Pitre étaient un immense bidonville avec ses canaux « lamés de graisses et d’urine » dont parle Saint-John Perse. Notre maître, Léopold R. (père d’une famille célèbre de Guadeloupe) a décidé, après que nous eûmes traversé le cimetière aux filaos chantant, que la solution la plus simple était de franchir la barrière du cimetière, de traverser la cour d’une dame, car au bout de la cour nous percevions la rue de l’école. La dame (type même de ce qu’on appelle en créole « une femmes à graines), s’est redressée, s’est mise à injurier en créole l’instituteur en brandissant un couteau et interdisant que l’on traverse sa cour. J’avais peur d’autant plus qu’un rayon de soleil couchant, se faufilant entre les cases, faisait étinceler la lame du couteau. Notre maître Léopold nous dit « N’ayez pas peur » et à la dame : « Ti-moun a la répiblik, sé la yo ké pasé ! » (Les enfants de la république, c’est où ils passeront !). Il se mit à califourchon sur la barrière du cimetière aux filaos chantant, nous prit l’un après l’autre dans ses bras pour nous déposer dans la cour en nous ordonnant d’être en colonne par deux. Ainsi avions nous avancé vers la sortie en exagérant un pas cadencé à la sauce créole, sous les yeux ébahis de la dame à graines, tous feux baissés. Je n’ai jamais oublié cette histoire. Est-ce ce qui a déterminé ma vocation de professeur ?
Mais revenons à nos propos, Ce souvenir d’enfance m’a quelque peu ému et je ne voudrais pas que, par contagion, ma réflexion présente prenne l’allure d’une « itinérance mémorielle ». Ce que je voudrais dire c’est que la distinction public/privé s’est effacée dans l’école et c’est un mouvement qui s’est mis en place depuis Lionel Jospin et que le macronisme a accentué. Les sorties organisées hors de l’école sont toujours problématiques. L’école républicaine n’est ni l’espace public ni la rue. Il est bon de le rappeler. Ce n’est pas l’espace public car c’est le lieu où l’élève apprend à devenir le citoyen qu’il n’est pas encore. Et l’école n’est pas « publique » comme l’est la rue ou la place du marché. On a voulu que l’école s’ouvre sur l’extérieur et la rue est entrée à l’école et bien sûr avec tout ce qu’elle peut charrier de violence. Des intérêts privés aussi ce qui permet au ministre de l’éducation de donner à penser aux citoyens que l’école doit prendre pour modèle l’entreprise. Voilà pourquoi Macron insiste pour que les fonctionnaires s’alignent sur le régime des agents du privé. Le problème de Macron et de ses supporters, c’est qu’ils considèrent que le bien commun, essence même de l’identité républicaine, est toujours le résultat du calcul. Nécessairement donc, ils mettent de côté l’idée de justice car celle-ci ne relève pas de la raison instrumentale ou calculatrice. Quand donc ils parlent de justice, le peuple ne les croit pas, car il sent bien que cette idée de justice est entrée dans une errance fondamentale. Une représentante du mouvement des gilets-jaunes, Mme Benet-Guinet déclarait à la dernière émission C politique : « on a l’impression que l’humain est au service de l’économie » ! Assise près d’elle, la célèbre journaliste Florence Aubenas affirmait : « Il y a une France qui compte aux centimes et une France qui compte aux milliards ». Qu’ en est-il donc de cette gouvernementalité macronienne ? On pense à Socrate ; interrogeant Alcibiade : « Tu veux gouverner les hommes mais sais-tu te gouverner toi-même ? ». Michel Foucault a beaucoup analysé cette position de Socrate. Ce que Socrate veut faire comprendre à Alcibiade c’est qu’il doit rentrer en lui-même, et saisir ce qu’il y a de divin en lui, de plus élevé en lui. Et ce qu’il y a de plus élevé en l’homme pour Socrate c’est l’idée de justice. (Observons au passage que l’homme n’a pas besoin nécessairement de dieu pour saisir ce qu’il y a de plus élevé en lui et qui définit son exigence d’humanité). Ce qui manque donc à Alcibiade, c’est ce rapport fondamental à la loi, à une dimension symbolique de l’existence humaine.
Le problème, comme disait Claude Lefort est, qu’en régime démocratique, le fondement du pouvoir est vide car la séparation d’avec le religieux entraîne une indétermination quant au fondement ultime du pouvoir. Mais même si ce fondement ultime est vide, il a toujours été comblé en démocratie républicaine par une symbolisation constante donnant sens à l’existence collective. Que se passe-t-il alors quand, comme Macron, on gouverne pour le marché, quand on a procédé à la dé-symbolisation de toutes les institutions républicaines ? Nous entrons alors dans une errance fondamentale du pouvoir qui caractérise la crise politique actuelle du néolibéralisme. Macron sent bien qu’il ne peut se contenter d’une gouvernementalité purement néolibérale. Il essaie de nous donner le change en prenant l’image du roi ou d’un De Gaulle ou d’un Napoléon. Il erre donc d’une image à l’autre, d’une déclaration à l’autre qui donne le tourniquet pas seulement à une sympathique journaliste mais à l’ensemble du peuple. Il peut bien sauter par-dessus l’eau non pas comme Gribouille ni dans un grand plouf comme l’iguane verte tombant dans l’eau mais pour atterrir sur un navire de guerre. Il a beau faire acte de contrition, le peuple ne le croit plus. Il nous parle avec en toile de fond un avion mirage, censé représenté son pouvoir jupitérien de chef des armées, il ne se rend même pas compte que ce mirage peut symboliser un miroir aux alouettes. Le peuple est donc en colère car on a abusé de sa patience. Le chef de l’Etat entre dans une période d’ultime errance qui caractérisera la suite de son quinquennat, quoi qu’il fasse, à moins de renoncer à sa politique néolibérale. Ce qu’il ne peut faire, l’oligarchie l’ayant choisi pour cela. Il faut comprendre donc la colère du peuple.
La juste colère du peuple.
Dans un billet précédent publié le 12 avril sur Médiapart, j’annonçais que l’absence de convergence des luttes sociales pouvait aboutir à un déboulé de la colère, ce terme désignant chez nous une irruption imprévue dans les rues de groupes de carnaval ne suivant pas les trajets officiels. Nous y sommes. Mais nul ne pouvait prévoir la forme que prendrait cette éruption de colère, ce qui est de la nature même de l’événement historique. Il est donc tout à fait stupide de la part des macronistes et de tous leurs supports de regretter que la manifestation de cette colère ne rentre pas dans les cadres habituels de la contestation sociale et soit si spontanée. Macron croyait réussir à briser le modèle social français en toute impunité. Les syndicats avaient été vaincus. Les élites s’étaient tues, plongées en majorité dans la logique de leurs intérêts. La classe politique dans sa majorité ronronnait. On en déduisait que la « révolution » néolibérale avait réussie. On croyait que tout était plié et que le peuple avait été vaincu. Entre temps, les souffrances des classes populaires augmentaient, le chômage ne baissait pas. Une bonne partie des classes moyennes se prolétarisait, ce que ne prenaient pas en compte les syndicats, enfermés dans leurs problématiques traditionnelles. Ces classes populaires, on croyait qu’elles étaient enfermées dans leur en soi. On ne pensait pas qu’elles puissent songer à devenir pour soi. Ni que ce devenir pour soi puisse prendre une forme inédite, même lourde de dangers imprévisibles.
Simple coïncidence ? Il y a dix ans en la même période, quand commençait à souffler, comme dirait ma mère, les vents d’Avent (avant noël), naissait en Guadeloupe le LKP. On sait l’ampleur qu’a prise le mouvement à partir de janvier 2010. J’y avais vu un réveil de la société civile. Mais le mouvement prit l’allure d’une sorte de mouvement populiste et ce n’est pas lieu pour moi pour développer une critique du LKP.
Mais ce qu’on peut dire concernant le mouvement des gilets rouges, est que ce serait une erreur de le réduire à une revendication catégorielle, le prix de l’essence. Ce n’est pas non plus un mouvement anti-écologique. Ni comme le pense Macron une agrégation hétéroclite des revendications. Par paresse intellectuelle, ce qui se produit souvent quand il faut penser un fait nouveau, on veut réduire cette colère à des épisodes du passé : poujadisme, jacqueries etc. On ne voit pas donc le lien entre la stratégie post-politique de Macron l’ayant conduit au pouvoir (en affaiblissant partis politiques et corps intermédiaires) et ce mouvement à l’envers, peut-être post-politique, qu’accomplissent les gilets jaunes. Ce serait plutôt une « synthèse », un lyannaj dirions- nous, des colères contre l’injustice. Que faut-il entende par cette synthèse ? Comme l’ont montré Mouffe et Laclau, une revendication peut symboliser ou plutôt signifier toutes les autres. C’est comme un « signifiant vide » mais opératoire produisant une identification populaire de revendications diverses. L’étape proprement populiste c’est quand cette identification se porte sur la personne du leader ou du parti. Nul ne sait au moment où j’écris, ce que donnera ce mouvement. Une chose est sûre : quel que soit son développement, cette révolte produira une série de modifications tant au sein du pouvoir vide macronien que dans tous les partis politiques surtout à gauche. Car au-delà d’une fracture sociale, les bérets jaunes expriment une fracture grave du politique.
Paradoxalement, cette colère du peuple invite à porter un autre regard sur la phase finale de cette comédie qu’est cette « itinérance » mémorielle se terminant, à mes yeux du moins, par le chant de la béninoise, Blewu. On dit que Macron a voulu montrer qu’il ne fallait pas oublier tous ces soldats originaires des colonies, morts pour la France. C’est possible mais il a voulu aussi provoquer la colère de Trump. Pourquoi ? Pour se venger bien sûr de l’affront que lui avait fait le président américain quand, on s’en souvient, après avoir fait de nombreux câlins avec Trump aux Etats-Unis, une fois rentré en France le président américain envoyait promener les prises de positions de Macron. Angélique Kidjo s’était rendue célèbre en chantant lors de la marche contre l’investiture de Trump. Observons la vidéo de la cérémonie : quand la chanteuse béninoise apparaît, le visage de Macron se fend d’un sourire sournois. Je ne dis pas jaune ! Trump sursaute, se penche pour regarder Macron mais le corps d’Angela Merkel le gêne. Celle-ci semble absente, sans doute préoccupée par l’après Merkel.
En organisant cette cérémonie, entièrement sous l’emprise de la raison calculatrice, Macron a sans doute oublié ce que Hegel appelait « la ruse de la raison » : autre chose apparaît dans l’action que ce que le sujet agissant avait prévu au départ. Dans ce spectacle cérémoniel organisé par notre petit roi, autre chose est apparue car le chant de la béninoise semble faire signe vers un autre sens. Nombreux sont ceux qui me disent que les larmes leur sont venus aux yeux. Cela signifie-t-il que tout ce théâtre mis en scène par Macron a tout de même eu une vertu purificatrice, ce qu’un Aristote nommait une catharsis, celle que provoquait la tragédie grecque ?
La chanteuse rentre en scène au moment où les jeunes prononcent leur dernière parole : « de grosses larmes en sachant que tout, tout est terminé ». Et si nous sommes émus c’est que nous comprenons qu’une certaine vérité se dévoile subrepticement dans cette comédie que constituent ces fêtes de commémoration du 11 novembre organisées par Macron. Car la vérité est que la guerre dite « première mondiale » fut une immense saloperie. Qui faut-il donc honorer ? La mémoire de tous ces chefs d’Etats et d’armées qui ont laissé mourir des millions de soldats d’origine diverses, mais essentiellement d’origine populaire ? Et que dire de tous ces colonisés enrôlés de gré ou de force afin aller mourir pour des puissances coloniales ? Quel hommage leur ont-ils été rendus ? Jaurès avait dénoncé cette décision du général Mongin de créer des « troupes noires » et « de les jeter d’emblée par grandes masses, au premier rang des troupes européennes ». Il fut assassiné à la veille de cette horrible guerre. Et on a en tête cette citation célèbre d’Anatole France « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels » car, comme disait Sartre, quand les riches se font la guerre, ce sont toujours les pauvres qui meurent. Aristote affirmait que la catharsis est identification aux héros. Mais quels héros ? L’âge des héros comme disait Hegel dans son Esthétique, n’est-il pas dépassé ? Macron veut nous rassurer et nous propose Pétain ou autres maréchaux s’étant illustrés dans les guerres coloniales. Où sont donc les héros qui me permettront de transcender ma tristesse et de me « purifier » ?
Je pense à cette chanson célèbre du gwo ka guadeloupéen créée par ceux qui avaient survécu lors de cette effroyable grande guerre et revenaient dans la colonie :
A Dardanel pa ni vayan toro mé Zanmi
Pran fisi aw monté kan menm !
A dardanel sé nou lé maléré mé zanmi
Pran fisi aw monté kan menm !
(Aux Dardanelles il n’y a point de vaillant taureaux (héros) mes amis, prends ton fusil et monte quand même. Aux Dardanelles c’est nous les malheureux mes amis, prends ton fusil et monte quand même)
Et je comprends, en écoutant la chanteuse béninoise, qu’on ne peut que s’identifier à toutes ces souffrances subies par ces malheureux venus de plusieurs régions du monde, malheurs ayant la même origine : la logique capitaliste de cette bête immonde à longue queue liant les intérêts des puissants de ce monde. Blewu, patience, chante-t-elle en langue nina, chanson qui rend hommage aux troupes coloniales ayant combattu en France. Patience car le chemin du retour n’est pas loin. Et si on donne la traduction en Français :
« Patience, patience, la panthère ne pourra jamais bloquer notre cheminement, un animal avec une grande queue ne peut avoir une longue corne. Patience !)
Mais au-delà de ces Africains envoyés à la tuerie, aux Dardanelles ou ailleurs, j’entends qu’elle parle de la longue souffrance des peuples. Mais cette patience n’exprime-t-elle pas un espoir ? Je ne sais pas, je suis trop en colère et je ne sais par quel effet cathartique. Je m’arrête donc ici car j’ai trop abusé de votre patience. Il doit être le soir maintenant dans l’Hexagone. Je vais donc ouvrir ma télévision pour que ma colère écoute celle du peuple qui s’exprime en ce moment, dans cette France souvent surprenante.
Jacky Dahomay.