— Par: Pedro Pablo Rodríguez —
On affirme souvent, à juste titre, qu’il n’y a pas une règle fixe pour l´acceptation d´une œuvre par le public dans l´art et la littérature. Il n´est pas rare qui est célèbre rapidement après son apparition, tombe quelque temps plus dans l´oubli, comme cela peut aussi arriver avec celui que presque personne ne remarque quand il crée et, plus tard, il est reçu en fanfare. Il y a des pièces qui se maintiennent durant des siècles comme monuments, qui sont appelés des classiques, et d’autres qui souffrent en alternance des hauts et des bas après leur appréciation.
Quelque chose de semblable s´est passé avec le seul roman écrit par José Martí, Lucía Jerez. Après une longue période dont on en parlait à peine, mentionné surtout par les érudits du Maître, non sans quelque peine et même avec une franche disqualification, comme quelque chose qui était bien inférieur au reste de son écriture, ce roman a suscité un intérêt croissant de la critique et apparemment aussi du public depuis une quarantaine d´années, à en juger par l´absence des exemplaires dans les librairies cubaines.
Nous ne savons pas quelle réception a eu le roman en 1885, quand Martí l’a publié dans le journal El Latino-Americano, de New York, qui circulait tous les quinze jours, sous le titre Amistad funesta et la signature d’Adelaida Ral. Il est évident que seule un très petit nombre d´amis savaient qui l’avait écrit. Son auteur a été dur dans sa valorisation, car il l’a qualifié de « noveluca ». Pourquoi ce discrédit ? Est-ce la conséquence de l’évident préjudice de Martí contre le genre en son temps ? Le considérait-il comme un simple exercice des habilités narratives pour accomplir l´ordre urgent de l´éditeur ? Derrière cette attitude négative se cachait peut-être sa considération que le roman avait été comme un jeu entre lui et son amie Adelaida Baralt, qui lui passa la demande du journal reçue initialement par elle ? Tout cela explique-t-il pourquoi il s’est masqué derrière le pseudonyme, si proche du nom de son amie ?
Il est difficile d´admettre que l´acceptation de Martí ait été animée simplement par le paiement, en dessous de ce qu’il recevait alors mensuellement pour ses deux collaborations avec La Nación, de Buenos Aires. Quand on lit le roman, il est évident que Martí développe des idées très propres et même novatrices pour l´époque, quant à la femme, l’amour et l´identité latino-américaine. En plus, là il montre son style particulier et sa pensée basée sur l´image et les symboles très audacieux, et une prose que se caractérise par la couleur et le mouvement. Quand on a étudié la personnalité de Martí, il est difficile de ne pas penser qu’il n’a pas assumé cette demande comme un défi littéraire et comme une opportunité pour diffuser son point de vue.
Une preuve qu’il a altéré sa propre estimation, au moins à partit d’un certain moment, est que dans ses papiers apparaissent des coupures du journal new-yorkais avec de nombreux changements manuscrits, plus un prologue inachevé et le changement du titre pour celui de Lucía Jerez. De toute évidence, il a continué a travaillé le texte, sûrement pour une édition sous forme de livre, bien qu’il ne se réfère pas au roman dans sa lettre de 1895 à Gonzalo de Quesada y Aróstegui l’orientant sur la façon de réunir et ordonner son œuvre. L’a-t-il oublié volontairement ou involontairement, ou le considérait-t-il comme quelque chose d´inachevé ?
Le propre Gonzalo de Quesada y Aróstegui a inséré le roman, sous le titre d’Amistad funesta dans le tome X des Œuvres du Maître, en 1911. Et son fils et successeur, Gonzalo de Quesada Miranda, l’a inclus en 1919 dans le tome des Œuvres complètes qu’il a compilé pour la maison d’édition Trópico. Ce n’est donc qu’au 20e siècle que les lecteurs ont pu le mettre en relation avec son auteur. Ce n´est que bien plus tard dans ce siècle qu’il a été publié sous forme de livre, hors des compilations de ses œuvres complètes, et depuis 1975 les éditeurs se sont inclinés pour Lucía Jerez au lieu d’Amistad funesta, suivant ainsi le souhait de l´auteur.
Le cas le plus récent est celui qui s´est produit lors de la 11e Rencontre Internationale des Chaires Martianas dans la ville de Punta Arenas, Costa Rica. Là, le docteur Mario Oliva, connaisseur des textes de Martí pour sa condition de vice-recteur de l´Université Nationale du Costa Rica, à Heredia, a présenté une nouvelle édition réalisée par la maison d´édition de ce centre des hautes études. Il s’agit de l’édition critique préparée par le chercheur cubain Mauricio Núñez Rodríguez, comptant déjà deux éditions cubaines, réalisées par le Centro de Estudios Martianos, une autre au Guatemala et une bilingue, en espagnol et en français, imprimée en Suisse.
Cette édition du Costa Rica possède seulement quatre cents exemplaires, avec un format agréable et une excellente couverture sur laquelle se trouvent des fleurs, les symboles utilisés par Martí pour synthétiser les femmes dans le roman, dont l´auteur n´est pas désigné. À en juger par l´accueil du public pour les éditions précédentes, dont les tirages oscillaient entre trois et cinq mille exemplaires, cette édition centre-américaine est vraiment petite, bien qu’elle obéisse probablement aux possibilités de réalisation des livres dans ce pays frère. La vérité est qu’on ne le trouve plus dans les librairies depuis des années à Cuba.
Mis à part l´appréciation croissante parmi les critiques, conscients des valeurs de cette pièce, considérée comme une des initiatrices du modernisme hispano-américain, il faut se demander ce qui se passera dans l´avenir avec le roman, comme l’a fait Núñez Rodríguez dans son étude approfondie qui ouvre le livre sur l´histoire de sa réception. La jalousie de Lucía, la protagoniste, qui l’a poussé a tuer Sol, son amie, la voyant comme une rivale dans l’amour de son petit ami Juan Jerez, sera-t-elle voyante ? Le détail et la couleur, créateurs d´une atmosphère unique dans cette histoire présidée par la passion qui mène à la folie de Lucía continueront-ils à attraper ceux qui aiment profiter d’une bonne prose ? Ce roman de femmes – Lucia et ses amies, chacune d´elles ayant un genre différent – continuera-t-il à secouer cette grande question contemporaine des genres ? Les lecteurs seront-ils ravis par des personnages particulièrement symboliques comme Ana, l’amoureuse malade ou le pianiste hongrois Keleffy, la synthèse des idées de Martí sur l´art ? Cette narration, qui est également de thèse, exposée très clairement par l´auteur à travers les discours de Juan Jerez, pourra-t-elle jouir de la faveur des lecteurs de demain ?
Seul le temps donnera la réponse. Il suffit maintenant de remercier cette édition du Costa Rica, qui, j’espère, permettra d´augmenter ses lecteurs d’aujourd´hui.
22 , Novembre 2013