— Par Yves-Léopold Monthieux —
Après avoir relu le livre-témoin de Gesner Mencé, L’affaire de l’OJAM ou le Complot du mardi-gras ; revu le film de Camille Mauduech, La Martinique aux Martiniquais, acte I, et pris connaissance de l’acte II : une mine de révélations en mode de confessions ou d’aveux ; après avoir assisté à deux débats sur le film, dont l’un avec la participation d’anciens de l’organisation, il est possible d’avoir une bonne connaissance du phénomène de l’OJAM. Lequel n’eût jamais eu un tel retentissement sans la regrettable arrestation de quelques-uns de ses membres.
Marqué par les meurtrissures de la décolonisation, de la guerre d’Algérie, en particulier ; instruit de la fragilité sociale des nouveaux départements ; la France craignait l’apparition de nouveaux foyers insurrectionnels. Aussi, elle avait cru devoir réprimer dans l’œuf toute agitation, avant de prendre diverses mesures destinées à transformer, de fait, le mode d’appartenance de ces territoires à la France (SMA, AFPA, BUMIDOM, réforme foncière, abattement fiscal, quota d’importation, etc). Selon l’historien Julien Sainton, l’intégratioon se serait substituée à l’assimilation. Bref, l’OJAM fit les frais de cette répression comme ce sera le cas, en d’autres circonstances, en Guadeloupe.
« La Martinique aux Martiniquais » : un même discours, des objectifs différents.
Ainsi donc, après la date du 22 mai 1848 découverte à la fin des années 1950 par l’historien du parti communiste martiniquais Armand Nicolas, et celle des évènements de décembre 1959 qui furent essentiels dans la prise de conscience du gouvernement, le mythe de l’Organisation de la jeunesse anticolonialiste de la Martinique (OJAM) a su faire son chemin à travers ce qu’un des membres a qualifié d’ambiguïtés et qu’un autre a résumé par la phrase : il y avait autant d’OJAM que d’« Ojamistes« .
Il ne s’agit pas ici de faire la traduction littérale du livre ou de plagier le film, mais, grâce à ces excellentes productions, s’essayer à une perspective et tenter de mesurer l’épaisseur d’un phénomène qui est s’inscrit dans l’histoire. D’abord, si les mots ont un sens et s’écartent des justifications fumeuses, le slogan La Martinique aux Martiniquais exprime littéralement la volonté de quitter la France ou d’être quittée par elle. Or, l’équipée de l’OJAM étant traversée par de nombreux clivages, ce ne fut pas l’objectif commun.
Premier clivage, seuls deux ou trois des jeunes gens arrêtés se disaient indépendantistes, la majorité d’entre eux était autonomiste ou s’en réclamait, sur fond de désaccord des uns avec les communistes qui créèrent une cellule en prison. L’un au moins des anciens paraît encore estébékwé de s’être retrouvé embarqué dans l’aventure, lui qui n’était ni indépendantiste ni autonomiste. Non sans humour, un autre sut apporter un regard distancié sur la situation et sur les hommes. En réalité, les indépendantistes se situaient surtout en amont du mouvement, au très « parisien » Front antillo-guyanais pour l’autonomie (FAGA), centre nerveux de l’agitation domienne où le mot « autonomie » aurait été rajouté à « FAG »… pour ne pas effrayer.
L’addition de clivages et la cacophonie de l’OJAM
D’autres lignes de fracture étaient évidentes : entre ceux qui résidaient en Martinique ou en France, les premiers étant emprisonnés, pas les autres ; entre ceux qui envisageaient ou non l’action violente ; entre les obscurs et ceux qui avaient une envergure nationale. Là-bas, ils étaient pour la plupart d’anciens de l’Association générale des étudiants martiniquais (AGEM), désireux d’être pour leur pays, un brin de narcissisme aidant, au rendez-vous de la décolonisation. On n’a pas connu de chef à l’OJAM, mais une nébuleuse d’« intouchables » s’est dessinée où tel gros poisson de Paris, ami de Ben Bella et de Fanon, aurait été proche d’une source de financement ; où tel autre, intellectuel reconnu, aurait été à l’origine de la fameuse fiche dogmatique et technique. Ce document qui servit de support à l’accusation de complot contre l’Etat, était parvenu aux mains de la bande raide de Fort-de-France. Dans le film, l’animateur présumé de cette faction de l’OJAM n’a pas su convaincre de la réalité d’initiatives inspirées, selon lui, par la théorie de la « violence légitime » de Frantz Fanon. Reste que la part métropolitaine de l’aventure n’a pas manqué de susciter la méfiance des emprisonnés, bien au fait, eux, de la réalité du terrain. Ceux-ci en vinrent à se soupçonner mutuellement jusqu’à « se regarder en chiens de faïence », affirme un ancien. Par ailleurs, l’absence du film de celui par qui l’OJAM prit véritablement date peut être regardée comme le symbole d’une rancœur prolongée.
Le SMA, l’AFPA et le BUMIDOM ont asséché les espérances de révolte
Les nouvelles en provenance de la Martinique avaient bluffé les Parisiens. Elles faisaient état de participations massives de jeunes aux réunions de l’OJAM. Déjà, sans doute mal informé, Frantz Fanon avait pu écrire dans un journal tunisien, le Moujahid, que les incidents de décembre1959 avaient enregistré 15 morts, des blessés et des arrestations, en nombre. On verra, au contraire, que loin de fournir des troupes à l’organisation anticolonialiste, des centaines de jeunes utiliseront les outils de formation qui seront offerts par le SMA et l’AFPA, ou partiront pour France par le biais du BUMIDOM. D’ailleurs, l’un des militants reconnaît dans le film que dès avant la création du BUMIDOM, en 1963, les appelés démobilisés venant d’Algérie n’avaient qu’un objectif, repartir en métropole pour trouver du travail. Bref, ces 3 organismes auront le don d’assécher les espérances de révolte nourries par les intellectuels. Ce fut d’ailleurs le vrai motif de l’opprobre jeté sur le BUMIDOM, de sorte que les exhortations des forces vives à ne pas quitter leurs pays n’étaient pas de compassion pour ces jeunes. Elles exprimaient plutôt le dépit des idéologues face à l’évanouissement de forces révolutionnaires supposées. En effet, contrairement aux cas particuliers de 2 dignitaires du PCM dont les salaires avaient été pris en charge par les militants pendant plusieurs années, on n’a pas connaissance que des soussous fussent organisés pour venir en aide aux plus infortunés d’entre ceux qui avaient été qualifiés avec mépris de « déportés ».
Le narcissisme révolutionnaire de l’anticolonialisme martiniquais
De retour de leur aventure, les Ojamistes n’avaient pas toujours été reçus en héros, mais parfois en sujets de railleries. Finalement, les travaux de Gesner Mencé et de Camille Mauduech déconstruisent le mythe de l’OJAM. Ils exposent suffisamment de facteurs d’indétermination et de désunion pour comprendre que, sauf le respect dû à des hommes qui ont été frappés dans leur chair pour leurs idées, le phénomène de l’OJAM eut tout l’air d’une affaire de cornecul. L’aventure s’inscrit en caractères gras dans l’histoire martiniquaise qui, on le sait, n’est pas avare d’arrangements et de raccommodages. La Martinique n’étant pas l’Algérie, l’épisode rappelle la fable de la grenouille qui se voulait aussi grosse que le bœuf. Enfin, les péripéties de l’OJAM mettent en lumière le caractère velléitaire et naïf de l’anticolonialisme martiniquais. Lequel tient davantage du narcissisme révolutionnaire que des convictions.
Une évidence s’impose. Hormis un moment de compassion pour des jeunes gens que Césaire dira au procès s’être « fourvoyés », le phénomène OJAM n’a jamais reçu l’adhésion ni des partis politiques ni du peuple ni des jeunes, ni même leur compréhension. Il en est résulté un symbole qui, à voir les graffitis sous les ponts, peut encore faire rêver, mais qu’au-delà du phantasme, les nationalistes martiniquais n’auront pas réussi à faire prospérer.
Fort-de-France, le 12 août 2019
Yves-Léopold MONTHIEUX