Loi sur l’emploi : risque et sacrifice

— Par STÉPHANE LARDY Secrétaire confédéral de Force ouvrière en charge de l’emploi et de la formation professionnelle —

travailLes débats au Parlement à peine achevés (le vote définitif au Sénat doit avoir lieu demain), il est utile de revenir sur les fondements idéologiques qui ont prévalu à la construction de l’accord du 11 janvier 2013, dit de «sécurisation de l’emploi». Disons-le d’emblée, personne ne croit vraiment que ce texte, et la loi qui en résulte, fera baisser le chômage. Ainsi, le caractère historique de cet accord n’est pas à rechercher dans ses effets directs de lutte contre ce fléau mais il parachève une construction doctrinale patiemment élaborée sous couvert de mondialisation et de chômage de masse.

Le titre de l’accord national interprofessionnel («Pour un nouveau modèle économique et social…»), consacre l’idée que le patronat se fait des rapports sociaux. Il s’agit ici, sous couvert de dialogue social, de consacrer une conception autonome du droit du travail et une volonté de basculer le risque de l’entreprise sur le salarié et les syndicats. Tout au long de son histoire, le patronat français a développé une conception particulière des relations sociales et du droit du travail qui innerve l’ensemble du texte présent. Il s’agit ici pour le patronat de s’exonérer du socle de règles communes que constitue le code du travail, afin de créer sa propre norme. En d’autres termes, le lieu unique de la création du droit devient l’entreprise. Là où, pour le patronat, la richesse se crée mais là où souvent le rapport de forces entre l’employeur et les salariés est le plus déséquilibré.

Cette vision du droit du travail n’est pas nouvelle. Dès le début des années 80, les théoriciens libéraux, relayés par le Medef, estiment que la protection toujours plus grande des salariés aurait des effets pervers sur l’emploi, le droit du travail devenant un frein à l’embauche. Le droit du travail français subit par contrecoup la logique d’une flexibilité défensive tournée vers la réduction des coûts salariaux, la «lutte» affichée contre l’Etat omnipotent et la rigidité des relations professionnelles. Toutefois, cette évolution ne renvoie pas, ipso facto, à une absence de norme, mais plutôt au déplacement du droit du travail de l’hétéronomie vers l’autonomie. Comme le rappelait Alain Supiot [juriste, spécialiste du droit du travail, ndlr] : «Déréglementer, ce n’est donc pas cesser de réglementer, mais c’est choisir de réglementer autrement.»

Comment cette conception d’un droit du travail autonome se traduit-elle dans l’accord et dans la loi ? C’est d’abord la consécration de la régulation sociale au niveau de l’entreprise. Ainsi, sous couvert de réactivité et de proximité, les accords d’entreprise doivent pouvoir déroger au code du travail et aux accords nationaux de branche. C’est ensuite, dans une «société du risque» prônée par Ulrich Beck et Anthony Giddens (théoricien de la troisième voie blairiste), basculer le risque de l’entreprise sur le salarié et les organisations syndicales dans une logique sacrificielle. Ces deux conceptions du droit et des rapports de production dans l’entreprise étant parachevées par tout le discours sur le dialogue social en entreprise : l’accord collectif majoritaire à 50 %, forcément légitime, doit prévaloir sur toute autre forme de création de la norme (textes européens et internationaux, code du travail, accords collectifs de branche, contrat individuel de travail…). Les conséquences de ces choix idéologiques sont doubles : au niveau de l’entreprise, les salariés risquent d’être moins bien protégés et les organisations syndicales auront beaucoup plus de mal à résister au «chantage à l’emploi» !

On en veut pour preuve les deux articles consacrés aux accords dits de sécurisation de l’emploi et aux accords permettant la signature d’un plan social. Le législateur consacre dans le code du travail la possibilité de négocier un accord collectif sur la mise en place d’un Plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). La loi intègre également les accords de «sécurisation de l’emploi» qui permettent à une ou à des organisations syndicales, ayant obtenu 50 % des voix, de signer des accords gelant voire baissant les salaires et augmentant le temps de travail en échange d’un hypothétique maintien dans l’emploi. Mais si des salariés refusent ? Ils seront licenciés pour motif économique individuel dérogeant ainsi à la jurisprudence actuelle des tribunaux. On entend déjà les voix qui s’élèvent fustigeant la position de Force ouvrière qui signe déjà ce type d’accord. Mais en consacrant dans la loi cette mécanique de dérégulation, le projet de loi franchit un cap : ce n’est plus l’employeur qui est responsable de la situation économique puisqu’elle a fait l’objet d’un «diagnostic partagé» (sic) et, dans la mesure où il y a un accord majoritaire, comment un salarié pourrait-il remettre en cause la légitimité de cette décision en refusant de se soumettre à la volonté de la communauté de travail ? C’est donc bien une conception morale des rapports sociaux qui est ici à l’œuvre. De quel droit un salarié refuserait-il une baisse de salaire alors que l’on essaie de sauver son emploi ? Quelle est sa légitimité par rapport à la communauté de travail, représentée ici par le chef d’entreprise et les syndicats majoritaires à 50 % ? On est proche ici de la théorie du bouc émissaire développée par le philosophe René Girard : pour sauver le groupe, il faut sacrifier sur l’autel des droits individuels quelques salariés récalcitrants !

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http://www.liberation.fr/economie/2013/05/12/loi-sur-l-emploi-risque-et-sacrifice_902312
12 mai 2013 à 19:06