— par Janine Bailly —
Palette… Un mot, polysémique s’il en est… Un objet à se représenter… Après ces années de « gilets jaunes » et de grèves enchaînées, une image pourrait s’imposer d’abord à l’esprit, celle d’un entrepôt dont la palette est « un élément-clé, qui aide à stocker et transporter des marchandises de la meilleure manière qui soit ». Mais de même que le mot revêt diverses acceptions, l’objet détourné de sa destination initiale se voit attaché à d’autres fonctions — émissaire de nos protestations —, qu’on le dresse en barricades devant les lycées cadenassés, qu’on l’enflamme en barrière de rues dans les manifestations, qu’on le recycle sous des formes improbables, ou qu’il devienne prétexte à la création artistique, matériau inédit et support consentant… Ce détournement, Louisa Marajo et Ricardo Ozier-Lafontaine, peintres et plasticiens martiniquais, s’y livrent en duo au front des vagues qui tantôt caressent tantôt agressent les flancs de leur île natale. S’y livrent et donnent un sens nouveau, inattendu et singulier, à la « palette » du peintre, quand ordinairement le mot désigne la plaque de bois où celui-ci opère le mélange des couleurs, aussi bien que l’ensemble de ses couleurs favorites.
Détournement. Subversion. Cheminement hors des codes. Dans et hors des cadres. Travail sur l’éphémère puisque sorties des vagues qui en quelque sorte leur donnent sens, les palettes auparavant transformées, transfigurées, assignées à dire dans l’instant, se verront en regagnant l’atelier privées de la mélopée lancinante du ressac, de la lumière marine et de la mouvance des sables. Puisque j’imagine l’empreinte de l’eau saline, l’effilochure de la toile, ou du papier collé qui s’en serait allé se diluant en queue de comète sur le crêt de la vague. Travail sur la durée pourtant, parce qu’on ne les détruira pas, que les palettes sécheront lentement, qu’aussi les moments de gestation laisseront traces sur un film, que les œuvres photographiées in situ nous deviendront visibles, passagères du temps à jamais fixées sur la pellicule. Visibles, pour le cœur ou la raison, nous seront-elles pour autant compréhensibles — d’ailleurs le doivent-elles ? Garderont-elles tissées entre les lattes leurs secrets ou saurons-nous les apprivoiser ?
Cœur ou raison. Masculin et féminin. Le fluide et le solide. La terre et l’eau. Tout a son contraire, et sa contradiction. Car tout est double, et double se veut ici le geste qui crée, double mais non concerté. Le geste est côte à côte, chacun libre et pourtant complémentaire de l’autre. Sur la structure de bois, qui devant / dans / au front de l’océan sera dressée, érigée en fragile équilibre, en claire-voie laissant, dans ses interstices ou dans quelque découpe de fenêtre triangulaire, se faufiler les réminiscences de ciel et d’horizon, sur la structure donc il accroche, lui Ricardo, le noir et blanc de sa peinture, les lambeaux étroits déchirés aux mandalas a-géométriques, faussement désorganisés, fantasques et lyriques de ses toiles, parfois le point semblable au sceau que l’on imprimait au dos d’une lettre, dans la cire rouge, pour la cacheter. Et dépose à plat ou chiffonnées, vagues ajoutées aux vagues, d’autres de ses toiles à l’écriture automatique, calligraphie personnelle et répétitive, miroir des obsessions dormant au subconscient de l’être.
Elle, Louisa, apporte la révolte des couleurs, le choc possible du bleu vif et du jaune incisif, précieux d’être rares, l’ondulation des impressions — sur toile ou sur papier ? —, abstraites, géométriques, glissées grises et terre et ocres parfois entre les bois. Et l’on retrouve dans l’agencement des palettes, dans la réorganisation pensée des lattes qui les constituent, dans leurs découpures, cette impression de chantier en perpétuelle mutation qui émane de son atelier photographié, ce sens d’une architecture partagée entre torture et apaisement, construction et dé-construction, les chemins qui s’ouvrent ceux qui se ferment, l’horizontal qui le dispute au vertical, le droit et le biais, l’ordre et le désordre du monde, la possibilité d’un chaos puis d’une re-fondation. Ses formes recomposées et ses couleurs, elle les porte haut, comme on dit du chevalier levant au tournoi celles de sa dame ; ses couleurs le disputent au soleil, et d’elles émane une lumière neuve, lavée, incandescente, qui accentue l’évanescence des nuages et la densité des eaux en arrière-plan, qui oblige l’oeil et les sens à l’hyperesthésie, à l’acuité aiguisée des premiers regards. Ce qui semblait aléatoire devient alors essentiel, obligé, et comme baigné d’évidence.
Palettes, évocatrices, porteuses et créatrices d’images. À l’horizontale, un Radeau de la Méduse, de frêles esquifs à quitter l’île, les ombres tragiques des balseros fuyant Cuba, le boat people condamné à l’exil, et toutes les douleurs de l’infinie migration… Palettes, en hautes tours sur les porte-conteneurs qui acheminent les marchandises d’un bout à l’autre de la planète, trouant et maculant l’océan qui les charrie. À la verticale, barrières à inverser, frontières à renverser, fenêtres et portes sur l’univers, ou réminiscence d’un maillage de moucharabieh… ou l’une sur l’autre, jetées devenues inutiles, qui pourriraient sous la pluie, en désordre abandonnées, effondrement et démolition.
Mais la construction duelle de Louisa et Ricardo, l’agressive beauté de l’ensemble, la poésie sauvage qui naît de la rencontre imprévue entre la nature, immuable, et la création passagère de l’homme, prennent force de savoir que l’œuvre ne restera pas en l’état, que seuls la découvriront ceux qui auront l’heur de se trouver là, sur une plage pour un temps porteuse d’insolite. Restera l’image de deux univers, semblables et différents, parallèles mais intriqués, pour dire à la face du ciel la puissance du geste artistique.… Et dans l’atelier, j’ai vu les palettes habillées recto verso, posées là, toujours expressives mais comme en attente de vie, et dont la force atténuée me parut pourtant inférieure à celle de leurs représentations photographiques.
Fort-de-France, le 16 août 2020